samedi 23 février 2019

Soumissions


- Excuse-moi, mais je n'arrive plus à suivre.
- Oui, t'as l'air exténué.
- J'ai la cervelle en compote, un truc vaseux, gluant, mielleux, dégoulinant, tout me dégoûte…
- Comme à l'époque de la vache folle ?
- Je ne sais pas, je n'ai jamais éprouvé ça… Mais, peut-être…
- La solitude, ça n'aide pas.
- La compagnie des autres non plus. Cioran disait de Paul Vallet qu'il jouissait de l'essentiel, de l'unique avantage qui justifie le refus du suicide : la solitude.
- L'isolement, ça ramollit.
- Peut-être. Mais j'ai décidé de ne plus m'emporter, de ne plus les supporter, de lire, d'écrire mes conneries, me tenir à l'écart, n'être disponible que pour les miens — au cas où...
- Tu nous fais pas une petite dépression ?
- Si c'est une dépression, elle est grosse...
- Tu ne sors donc plus...
- Pour faire quoi ? J'ai en horreur les cafés, leur musique à la con, l'industrie du divertissement, les transports, les gens parlent trop fort... Et ne balancent qu'âneries et platitudes...
- Il y a certainement un juste milieu.
- Je ne sais plus qui se demandait comment ne pas pleurer en lisant le journal ou en regardant les infos à la télé...
- Nietzsche ?
- Je crois que c'est plutôt Platon.
- Quel est le rapport avec ton état ?
- Si je me tiens à distance, c'est pour me protéger, ne pas être contaminé.
- Un suicide social pour éviter le suicide physique ?
- Quelque chose dans le genre... Mais je pense que même sans télé, sans lire les journaux, sans parler avec ses collègues, ses contemporains en général, on n'échappe pas à cette entreprise d'abêtissement généralisé. C'est dans l'air génétiquement et technologiquement modifié qu'on respire.
- On s'en jette un ?
- Un ou deux.
- Rouge ?
- Rouge et noir ont toujours été mes couleurs.
- Et tu bois du rouge jusqu'à devenir noir.
- Il commençait à me manquer...
- Qui ?
- Ton humour à deux balles.
- Et l'alcool ?
- Indispensable.
- C'est peut-être lié…
- A quoi ?
- A tes problèmes de cervelle…
- Certainement. Mais pas seulement… Tu sais, quand j'avais ces crises d'urticaire…
- Hmmm…
- Le seul traitement qui a réussi à me calmer, et dieu sait si j'en ai essayé, c'est cette merde d'Atarax…
- C'est pas un anxiolytique ? Tu devais enfin trouver le sommeil...
- Parfois, oui. Mais ça m'a complètement flingué la tête… J'en ai pris durant un an ou un peu plus… Ça devrait être interdit. J'ai des trous de mémoire fracassants…
- Parfois, la perte de la mémoire peut avoir du bon…
- Pour ne pas se souvenir de tout ce qu'on entend et lit ? Toujours est-il que, conjuguée à cette anémie cérébrale, ça renforce en moi la sensation d'être bon pour la casse, de vivre mes dernières heures... Comme un vieux, je fais le tri, me débarrrasse de bouquins, films, disques...
- Le bon coin ?
- Non, un livre, un dvd ou un cd, ça n'a aucune valeur... J'en donne à droite à gauche, à mes filles, à des inconnus...
- ...Quels inconnus ?
- Des passants.
- Tu abordes les gens dans la rue ?
- Mais non, crétin. Je dépose tout ça sur les fenêtres, dans les boutiques, au cinéma...
- A propos de cinéma, tu n'es pas devant les césars, ce soir ?
- C'est ce soir ?
- Il me semble bien, attends.
- T'es toujours connecté à l'air du temps, au sens du vent et de la vie ?
- Oui, c'est bien ce soir et c'est même présenté par ton ami Kad Merad.
- Pitié, ne m'en dis pas plus. Souviens-toi, je ne veux plus m'énerver, m'emporter. J'ai passé trop de temps à ça, c'est épuisant...
- T'as un favori ?
- Je ne sais même pas qui est nommé.
- J'ai la liste sous les yeux.
- Coupe ce téléphone.
- On pourrait faire des paris.
- Et puis quoi encore ?
- Pour se marrer...
- Si tu continues, tu vas finir par te marrer tout seul. Et moi, par aller picoler dans mon coin.
- Quel rabat-joie.
- Tout m'assomme.
- Moi, c'est le rouge.
- Pourquoi tu fais comme moi ? Reviens à la bière. Tu peux prendre du bide toi, et ça ne se voit pas. Profite.
- Ils ont filé un césar aux Tuches !
- Parfait. Je ne l'ai pas vu, mais je suis certain que c'est moins prétentieux que le film de Louis Garrel, le prochain Desplechin, ou cette connerie avec Lea Drucker sur les femmes battues.
- C'est le grand favori. 10 nominations.
- Le césar du Meilleur Dossier de l'écran, je ne vois que ça à lui remettre.
- C'est un film fort. Sur un sujet de société.
- Mais quelle horreur, ces sujets ! Inattaquables, ces films ! Il n'y a plus que ça, des sujets, des films tirés d'histoires vraies. Tiens, j'ai vu une pub l'autre jour dans le métro, je crois que c'était pour le dernier Eastwood : Tiré d'une vertigineuse histoire vraie. Qu'est-ce que j'en ai à faire des histoires vraies ?! Mais ça rassure les producteurs, les chaînes, les décideurs et le troupeau de spectateurs et futurs téléspectateurs et téléchargeurs... Ce monde me débecte.
- Ne t'énerve pas, c'est pas bon pour ce que tu as...
- Tu imagines une bande de crétins en costard face à Tarkovski, Ozu, Cassavetes ou Fellini : Alors, mon vieux, c'est quoi, ton sujet ?... Pourquoi tu nous fais pas plutôt un film sur l'homoparentalité ou sur les prêtres pédophiles ?
- Ozon vient de faire ça.
- Ça ne m'étonne pas. Avec un happy end ? Moi, je parlais de vrais cinéastes... C'est pareil en littérature. « Inspiré d'une histoire vraie », ils ont peur de l'imagination, c'est ça ? Ils ne veulent que des sujets soumis à l'actualité, aux faits de société. Houellebecq pour tous ! Qu'ils aillent au diable !
- Mais tu n'aimes rien !
- Détrompe-toi. J'ai vu en DVD le film d'Alex Lutz, Guy, dont le premier film m'avait déjà beaucoup intéressé. Je chialais devant l'ordi. Ce type est passionnant, il essaie des choses, c'est parfois maladroit, son truc est hyper casse-gueule, il pourrait viser la performance d'acteur, mais il n'est pas là-dedans. Tu sais pourquoi ? Parce qu'il est sincère. Et ça donne du cinéma.
- Tiens, reprends un verre : ça fera mieux passer le palmarès de ce soir...



5 commentaires:

  1. Et nous, on s'en remet un à la santé des scénaristes disparus.
    À part ça, c'est qui en haut à gauche Kirk ou Burt ? Ou un autre, peut-être?
    Jules

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    1. Burt. Dans The Swimmer, que je te recommande, cher Julio !

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  2. Une chance, je ne l'ai pas encore vu.

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  3. Quelles coïncidences : vendredi soir j'ai offert le dvd de The swimmer à un anniversaire, et hier soir j'ai regardé celui de Guy, tout surpris d'être bluffé et ému par ce film. Les grands esprits se rencontrent... comme disent tes amis qui n'ont rien à dire...

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    1. Je le note, cher vrai ami : tu as toujours quelque chose à dire !

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