mardi 4 septembre 2018

Un effet destructeur


J'avais depuis des mois perdu l'habitude de m'entretenir avec un être humain d'une manière conforme à mes dispositions intellectuelles, et, à la longue, la fréquentation des seuls indigènes et même, en fin de compte, le contact exclusif avec Moritz, qui, sans doute, bien que sans être cultivé, faisait — pour son milieu et sa situation — preuve d'une intelligence en tous points très supérieure à la moyenne, tout cela ne pouvait donc, à la longue, que me déprimer : depuis longtemps je ne pouvais plus espérer trouver un être avec lequel je pourrais avoir une conversation sans restrictions, et donc intensifier à son contact mon aptitude à converser, ce qui veut dire mon aptitude à penser, et, au cours des années que je venais de passer retiré dans ma maison, me concentrant uniquement sur mon travail — mener à bien mes études dans le domaine des sciences de la nature (sur les anticorps) — j'avais pratiquement perdu tout contact avec ceux qui m'avaient autrefois permis des confrontations, disons des confrontations intellectuelles, au cours de conversations et de discussions : au fur et à mesure que je pénétrais plus avant, et avec plus de rigueur, dans mon travail scientifique, je m'étais de plus en plus (et, je le comprenais tout à coup, de la manière la plus dangereuse) éloigné et coupé de tous ces êtres, et, à partir d'un certain moment, je n'avais plus eu la force de renouer toutes ces relations vitales pour l'esprit ; sans doute j'avais bien compris tout à coup que, sans ces contacts, avant longtemps, je ne pourrais probablement plus penser et bientôt même plus vivre, mais je n'avais pas eu la force d'arrêter par la seule initiative de mon esprit ce que je voyais déjà me tomber dessus, l'étiolement de ma pensée, provoqué par le fait que je m'étais délibérément coupé de tous les êtres avec qui j'avais un contact intellectuel, enfin l'abandon volontaire de tout contact autre que les plus indispensables, dits « indigènes » à l'occasion des besoins les plus élémentaires de l'existence, dans ma maison et ses environs immédiats, et il y avait des années déjà que j'avais renoncé à toute correspondance, en m'enfonçant complètement dans mes travaux scientifiques, j'avais laissé passer le moment où il aurait été encore possible de reprendre ces contacts et ces correspondances abandonnés, toutes mes tentatives en ce sens avaient régulièrement échoué, parce qu'au fond je manquais déjà complètement, sinon de la force, du moins probablement de la volonté d'entreprendre ces actions, et bien qu'ayant en réalité parfaitement compris que la voie que j'avais prise et que je suivais depuis des années déjà n'était pas la bonne voie, qu'elle n'était que la voie menant à l'isolement total, l'isolement non seulement de ma tête et de ma pensée, mais en fait l'isolement de tout mon être, de toute mon existence déjà depuis toujours épouvantée par cet isolement, et je n'avais plus rien entrepris contre cela, j'avais continué sur cette voie, bien que toujours épouvanté par l'implacable logique de cette voie, constamment angoissé par cette voie sur laquelle je ne pouvais pas faire demi-tour ; j'avais très tôt prévu la catastrophe, mais je n'avais pas pu l'empêcher, et, en fait, elle avait déjà eu lieu beaucoup trop tôt pour que je puisse la reconnaître pour ce qu'elle était. D'un côté, pour qui vit par l'esprit, la nécessité de s'enfermer au nom de son travail scientifique est la plus primoridale de toutes les nécessités, mais, d'un autre côté, le grand danger est qu'on s'enferme d'une manière beaucoup trop radicale, et qui, en fin de compte, ait un effet non plus stimulant, mais inhibant, et même destructeur sur ce travail intellectuel, et, à partir d'un certain moment, ma réclusion loin du monde au nom de mon travail scientifique (sur les anticorps) avait justement eu sur ce travail un effet destructeur.
Thomas Bernhard, Oui, trad. Jean-Claude Hémery

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