samedi 5 mai 2018

Voyages



Elle voulait m'inviter. J'ai résisté un temps et puis, je suis passé la voir dimanche. L'idée de ma sœur était de filer à Séville pour rendre visite à ma fille, voir la ville, de là, filer vers Salamanque pour faire de même avec son fils et cette autre ville, et puis, faire un crochet par Madrid avant de rentrer. Là, nous irions voir, c'était son idée, ma tante, dernier membre de la fratrie de mon père encore en vie. Des années que je n'ai pas vu la tía Marta. La dernière fois, la sœur de la Sévillane avait quelques mois. Avec leur mère, nous étions passés en coup de vent à Madrid, sur le chemin de Tolède, et avions dormi une nuit chez Marta. 19 ans… – malgré mes nombreux passages par la capitale depuis, au cours desquels je n'ai revu que l'aîné de ses enfants, une ou deux fois. 
Après un nouveau séjour en psychiatrie et avoir perdu le peu d'autonomie qui lui restait, Marta est désormais pensionnaire d'une maison de retraite. Mon oncle, qui depuis plus de cinquante ans la supporte, l'aide en tout, l'a rejointe. Marta est la cadette de huit enfants nés dans la décade 1920-1930 et élevés en grande partie dans un faux deux-pièces de fortune par une pauvre veuve. Tous ont survécu par on ne sait quel miracle à la Guerre civile. L'un de mes oncles, l'aîné, échappera de justesse aux geôles franquistes en gagnant le Vénézuela. Une sœur et un frère le suivront. Les autres s'accomoderont tant bien que mal de cette Espagne. Mon père a plus de trente ans lorsqu'il choisira finalement l'exil. 
Madrid, destination favorite de nos étés, quand il y en avait une. Ville de tous les possibles en 1976 lorsque mon père, sur un coup de tête, s'improvise restaurateur dans un village à une trentaine de kilomètres de la capitale, quelques mois après la mort du Caudillo. Eté de sécheresse, de légèreté et de liberté. D'apprentissage. J'ai bientôt 13 ans. On ne parle pas encore de movida. Le resto, situé au bord d'une nationale, est fréquenté en semaine par les routiers et les villageois, le week-end par les chasseurs et les jeunes madrilènes en goguette. Un dimanche, après un repas arrosé, deux filles à peine plus âgées que ma sœur, me jugeant encore trop jeune, me demandent si je n'ai pas un grand frère à leur présenter. Quelques heures auparavant, j'étais à la messe, empêtré dans ma lente stratégie de séduction d'une gamine du village. Le contraste de ces deux méthodes de drague est trop violent, je ne m'en remettrai jamais. 
Pour regagner tous les matins le lycée français de Madrid, nous empruntons le car du village. Départ à 6.30. Levés en pleine nuit, pas lavés, nous somnolons sur la route, et en classe, après avoir erré autour de la Plaza de Castilla, avalé un chocolate con churros, en attendant le début des cours. Quelques mois de ce régime et nous trouvons refuge dans la famille. Ma sœur chez un frère de mon père, mon frère et moi chez la fragile Marta. Je m'entends bien avec mes cousins, tous deux amateurs de foot, malgré ma fascination pour le Barça de Cruyff. Interminables matchs sur le terrain vague devant les cahutes des gitans… Qui succèdent aux pique-niques bucoliques au bord de la Pedriza ou dans les environs d'El Pardo, lieu de villégiature de Franco… Ces voyages, tous les mômes à l'arrière de la Seat 600 de mon oncle, comment ont-ils été possibles ?
Le car qui nous relie au village emprunte la Castellana, le grand axe de la capitale, passe par les installations du Real Madrid et par cette affreuse tour blanche et bleue des années 1960, au cœur de l'hôpital de La Paz où, le savais-je à l'époque​ ?, venait d'agoniser de longues semaines le vieux dictateur et où séjournait régulièrement la tía Marta, établissement dans lequel, enfin, sera hospitalisée ma mère ; sa maladie mettant fin à notre expérience de regreso a los orígenes.
Ce dimanche, nous y prenant trop tard pour trouver des prix abordables en mai, ma sœur et moi décidons de planifier le voyage en juin. Avant de rentrer, je passe voir ma mère. Qui me fait part de ses griefs à l'égard de ma sœur qui, bien que voisine, ne prend pas assez de ses nouvelles. Je lui parle du voyage. J'apprends que l'aîné de mes cousins est reparti vivre du côté de Murcia, son frère, après son divorce, habitant désormais le petit logement social de ses parents. Elle me demande des nouvelles de leur sœur, exilée aux Etats-Unis depuis vingt ans. Rien de récent. A part sa venue en Europe, et ici, tout d'abord programmée en juin, puis repoussée à l'automne. Elle aussi, des années sans la voir. 
En rentrant, j'ouvre une bouteille pour calmer les souvenirs que cet après-midi a remis en branle. J'ouvre l'ordinateur pour relancer un entrepreneur dont nous attendons le devis. Un mail m'attend. De la  cousine américaine. Deux phrases : Mes parents. Comment allez-vous tous ? Et une vidéo. Certainement filmée par le frère madrilène. L'alcool n'a pas encore produit son effet. Et je ne peux la regarder jusqu'au bout. J'appelle ma sœur pour lui en parler et l'informer du transfert du mail. Dans la nuit, je suis emporté par un sale rêve jusqu'au salon. C'est là que je parviens à la regarder, tentant de décrypter les paroles de cet air du folklore madrilène que connaît certainement par coeur le filmeur, toujours membre à ma connaissance du chœur du théâtre de la Zarzuela.


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