No sun will shine

Je suis passé devant, la langue rapeuse féline, me laissant attirer sans preuve de la moindre résistance. Le retour des beaux jours vous met au défi le plus sobre des hommes. Un type quittait le comptoir où restaient collées trois autres personnes tandis que des couples sans relief, fatigués, occupaient deux tables d'école républicaine. La grande brune se tenait à l'extrêmité du zinc, presque contre le mur, à l'écart d'une grosse fille rieuse et d'un type plus âgé dont je n'ai vu que le dos et le haut de la raie du cul, affalé sur un tabouret. Je me suis glissé à leur droite, à l'autre bout du fer à cheval, face à la brune et son diabolo menthe. Une fille comme on en voit peu dans le quartier. Gracieuse, élegante, un brin trop haute et hautaine, légèrement bossue car comme tout le monde les yeux figés, paresseux sur son téléphone intelligent, paraissant attendre quelqu'un. 
Un dimanche de fin de messe et de marché, l'heure de la préparation du repas de famille, de l'ennui des enfants et des premières cuites des damnés solitaires avant la sieste. Le café racheté il y a quelques mois, venait d'être rénové dans l'esprit des deux autres établissements détenus un peu plus haut par la même famille, murs nus patinés à l'ancienne, inscriptions au pochoir, mobilier scolaire et sommaire, de l'authentique toc, du vrai fake de quoi ravir les gosses des classes moyenne et supérieure du quartier. La bière était, selon mes calculs et goût, cinquante pour cent plus chère et plus chaude que dans la boutique sans prétention en bas de chez moi, je me suis immédiatement juré de ne plus remettre les pieds dans cette taule aux odeurs prenantes de peinture fraîche et de poussière de chantier. La barmaid avait à peine plus de dix-huit ans mais les yeux pas en amande, imitait les filles qui officient dans les autres établissements de cette mafia, limitée à elle-même, avenante pour un semblant de conversation avec mes voisins surtout s'il ne s'agissait que de rencarder l'adresse d'un coiffeur ou la date à venir de la fête du parc. Bob Marley enchaînait tube sur tube sur le youtube de son téléphone intelligent quand elle s'est mise à disserter art musical avec la fille aux grosses fesses, confessant ne pas savoir quoi passer, perdue dans la foule des plaît-listes de la plateforme multinationale, son interlocutrice délurée l'encourageant à opter pour quelque chose de plus cool que le reggae de Marley. Son doigt cyclonique a illico balayé la Jamaïque pour introduire sans pitié un flow de soupe binaire dans mes portugaises vite mal à l'aise. Il fallait fuir mais j'étais déjà parti dans la saison une d'une série de rêves légèrement érotiques suscités par la longue brune. Laquelle en profita pour ne me jeter pas un seul coup d'œil,  posant sans prévénir et sans bruit trois pièces sur le comptoir, glissant, cygne de ces temps noirs, vers la sortie sans saluer l'assemblée hallucinée, hypnotisée, pour ce qui me concernait du moins. Je perdis immédiatement définitivement sa haute silhouette et balançai à mon tour la mitraille, vilipendant l'allègre soumission à l'abrutissement désharmonique et technologique de la maison, et pis que pendre de ces infinis baragouinages, de l'assommoir dominical à mauvaise température, des ticheurtes moulants et des prix exorbitants, pestant déjà seul dans la rue ensoleillée et partout ailleurs à tout propos, les rades fermés le dimanche, la tronche suffisante de tous ces contemporains croisés sur le trottoir, les familles heureuses, nombreuses, décomposées, recomposées, récompensées, le fléau des alcoolos avachis sur les bancs publics, le confort intellectuel, l'esbrouffe politique, la culture officielle, les parents d'élèves, les panneaux vantant le « plan Lumière pour réparer, renouveler, améliorer la performance énergétique et embellir la ville » à 12 milions d'euros, les campements de fortune des gens du voyage sans fortune le long du cimetière, la spéculation immobilière, la sauvage dévastation tranquille de la planète et de ma tête… No sun will shine in my day today. Yeux embués, bouée au cou, j'ai échoué mon canot de sauvetage et son drapeau noir chez Ahmed et sa supérette sans jour ou nuit de fermeture, posé le rouge à 4 balles sur la caisse qu'il m'a demandé le dingue de garder le temps d'aller pisser, le frangin occupé avec les gosses n'arrivant qu'en fin d'après-midi, je me suis senti soudain important, imposteur, patron, une ordure comme les autres, ça m'a fait du bien 3 minutes, c'est déjà ça…