lundi 22 janvier 2018

Tout le reste est calomnie


Anders Petersen via Moonhunter


On s'éveille et on s'enfonce dans la vulgarité et la bassesse et la stupidité et la faiblesse de caractère et on se met à penser et on ne pense plus que dans la vulgarité, la bassesse, la stupidité et la faiblesse de caractère. Tout n'est que pathologie de la mort et dilettantisme existentiel. On entend et on voit et on oublie ce qu'on entend, ce qu'on voit et pense, et on vieillit chacun à la manière qui est la sienne depuis toujours, dans la solitude, l'incapacité, l'insolence.
Dire que la vie est un dialogue, est un mensonge, tout comme dire que la vie est réalité. Bien qu'elle n'ait rien de fantastique, elle n'est qu'un malheur, une infamie, une période d'épouvante qui, plus ou moins longue, ne fabrique que du dépit et de la mélancolie… rien que des causes de mort, des effets de mort qui atteignent des milliards… Nous avons affaire ici à une immense intolérance de la création qui nous déprime de plus en plus et nous remplit d'amertume et, finalement, nous tue.
Nous croyons avoir vécu et, en réalité, nous sommes morts, lentement. Nous croyons que tout cela fut un enseignement et ce ne fut pourtant qu'une farce. Nous regardons et nous réfléchisssons et nous sommes contraints de voir tout ce que nous regardons et tout ce à quoi nous réfléchissons se dérober, le monde que nous avions projeté de dominer ou, au moins, de modifier, se dérobe à nous, le passé et le présent se dérobent à nous, tout comme nous-mêmes nous dérobons et comme, à la longue, tout devient impossible pour nous. Nous existons tous dans une atmosphère de catastrophe. Notre penchant nous porte vers l'anarchie. Tout en nous est constamment soumis à la suspicion. Où est la débilité, où elle n'est pas, il y a l'intolérable. Le monde, de là où nous le contemplons, se compose, au fond, de choses intolérables. De plus en plus intolérable nous est le monde. Que nous supportions l'intolérable, c'est le fait de l'éternelle aptitude au tourment et à la souffrance de tout individu, de quelques parcelles d'ironie de lui, d'une idiotie irrationnelle, tout le reste est calomnie.

Thomas Bernhard, Amras et autres récits, trad. Eliane Kaufholz

6 commentaires:

  1. Pas mieux (bis repetita), même si, dans le domaine de la lucidité abrasive, ma préférence va, de loin, aux éclairs finement vengeurs d'un Arno Schmidt plutôt qu'à la prose asthmatiforme d'un Bernhard.

    Question déjà posée dans un blog ami : se sont ils entre lus ? Et l'on rêve d'une rencontre, d'une correspondance possible entre ces deux contempteurs (quoique, en parlant de rencontre, celle-ci aurait pu être aussi dépourvue de ressorts que celle qui eut lieu, entre Joyce et Proust, en 1922).

    Bien à vous, cher Inconsolable

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    1. Cher Promeneur, j'ignore si ces deux "ermites" – que je ne peux comparer – se sont jamais rencontrés. J'imagine que le site ami se nomme La Main de singe. Or, si vous n'y avez pas obtenu la réponse, qui d'autre pourrait bien nous l'apporter ?

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    2. C'était bien La main de singe, vous êtes venu au secours de ma mémoire. Effectivement, il semble que les deux ermites n'aient jamais pris connaissance l'un de l'autre. Mais enfin, on peut penser que toutes les archives, toute la correspondance n'ont pas été dépouillées... On peut toujours rêver.

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    3. Cher Promeneur, le rêve est à la portée de tous… Si j'en crois le dernier "post" du yéti, la bête ne semble pas en grande forme, mais est plus vivante que jamais. Il faudrait donc s'adresser à notre ami L.W.-O., le seul à même de nous éclairer, à ma connaissance, sur ces sujets. A moins qu'il nous réponde ici (on peut tojours rêver)…

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  2. Merci de ces attentions et références à ma science !
    Ah tu parles d'une compétence !
    Tout ce que je puis dire de plus que jadis dans un de mes billets de La Main de singe, c'est que si rien aujourd'hui (à ma connaissance !) n'atteste d'un dialogue et encore moins d'une rencontre, même fortuite, entre ces deux olibrius contemporains, Arno Schmidt et Thomas Bernhard, ni même d'une lecture réciproque voire tout simplement d'un intérêt quelconque de l'un pour l'autre, en revanche on peut affirmer mordicus qu'ils s'affrontent dans un match palpitant : DANS LA TÊTE DE LECTEURS DINGOS DANS NOTRE GENRE. Il faut être complètement givré pour se préoccuper de telles questions par ces temps qui nous courent sur le haricot. À part des ahuris attardés, qui ce genre de choses peut bien turlupiner ? Peut-être ce grand bernhardien qu'est Monsieur le Ministre des Faffiots !!! Ce videur de nos bourses le lit parait-il dans le texte en se branlant dans sa baignoire, comme il l'a confié dans un livre paru récemment chez Gallimard, dans une collection dirigée par Philippe Sollers (dont la science littéraire réputée gigantesque ne va pas toutefois jusqu'à ne serait-ce qu'évoquer Bernhard ou Schmidt, mais tient ce Le Maire pour un des grands écrivains de son temps. Ces deux contemporains-là, eux, ne se sont pas loupés : mais tombés dans les bras l'un de l'autre. Parions que leur correspondance sera publiée sous peu ! En revanche on peut toujours se tamponner pour qu'on nous traduise par ici les correspondances de Thomas Bernhard et celles d'Arno Schmidt — dans lesquelles ont pourrait alors vérifier si jamais ils se sont préoccupés l'un de l'autre).
    Vous voilà bien avancés n'est-ce pas !

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    1. Merci amigo ! J'espère que le Promeneur ne nous fera pas une dépression… Car si l'on croit que l'on peut avancer dans un domaine quelconque, surtout pour "des dingos dans notre genre", on est plutôt mal barré…

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