samedi 29 juillet 2017

Sans risque


René Maltête


- Tu sais qu'Hervé le Roux est mort ?
- Non ! Tu me l'apprends…
- 59 ans, à peine plus vieux que moi… Je suis tombé sur cette triste nouvelle par hasard…
- Décidément…
- Tu l'as connu ?
- Oui…
- Aux Cahiers ?
- Non, je suis arrivée après. C'était un ami de Laurent.
- Et de Jean-Pierre. Et de Bergala… Toute cette bande… Putain ! J'aimais bien ce type…
- Tu l'avais rencontré ?
- Oui. Je ne sais plus très bien dans quelle circonstance. Peut-être lorsqu'il a fait son film sur 68, Reprise. J'avais pondu un article. Et l'avais interviewé. Peut-être l'avais-je rencontré du temps où il présidait la SRF ou l'Acid… Je ne sais plus, c'est si loin…
- Laurent m'avait dit qu'il n'arrivait plus à monter ses films. Tout comme lui… Et Laurent est mort il y a déjà cinq ans, si je ne me trompe… Ils étaient quelques uns dans cette situation…
- Laurent a longtemps été aidé par sa mère…
- Oui, il menait une vie qui n'avait rien à voir avec ce qu'il parvenait à faire…
- Ou à ne pas faire…
- Il m'avait dit que Le Roux était en voie de clochardisation…
- Je l'avais croisé il y a quelques années. Il intervenait à Emergences je crois. Il survivait avec ce genre de petits boulots…Tu sais, j'avais eu cette idée de chronique pour France culture, il y a des années, du temps de Voinchet : comment vivent les cinéastes entre deux films, comment ils tiennent, ou pas… Ils n'ont même pas voulu en entendre parler…
- C'est terrible…
- Après le succès de Reprise, il était revenu à la fiction. On l'y avait autorisé mais le film est passé inaperçu, ils ne l'ont pas raté… Il n'a plus jamais réussi à tourner…
- Ce milieu est horrible…
- Il fait un superbe documentaire sur la parole ouvrière et on fait semblant de l'accepter, on est bien obligé, pour mieux le descendre ensuite.
- Sa fiction n'était pas très réussie dans mon souvenir.
- Peut-être. Mais ce n'est pas plus déshonnorant qu'un Desplechin. Moins prétentieux, en tous cas. C'était une comédie, à l'ancienne… Avec un côté Rivette, cinéphile…
- Il est mort à Poitiers ?
- Tu as trouvé quelque chose ?
- Une semaine après la découverte du cadavre d'un homme dans la chambre d'un appartement d'une résidence de la rue de l'Ancienne-Comédie, l'enquête exclut l'intervention d'un tiers.
- C'est quoi, cette histoire ?
- Un article de La Nouvelle République… C'est affreux, il a fallu une semaine pour identifier le mort. Il venait d'emménager dans cette résidence… Il devait être terriblement seul…
- Rue de l'Ancienne-Comédie… Son dernier film était truffé de références à Hawks, Lubitsch…
- Il avait dû quitter Paris ne pouvant plus y vivre…
- C'est mon rêve…
- De ne plus pouvoir y vivre ?
- C'est déjà le cas. Ne plus y vivre tout simplement. Ça n'a aucun sens. 
- Ce que tu racontes ?
- Non, de continuer à vivre ici. On s'épuise à vivoter, à découvert, l'angoisse permanente, et rien n'indique que ça se passera mieux dans quelque temps… Qu'est-ce qu'on fout là ? On va y laisser notre peau…
- On est coincé avec cette maison…
- Même en la vendant à perte, on peut se reloger dans une autre région… Ce qu'on fait ici, on peut le faire ailleurs…
- Et on laisse ces salauds s'en tirer ?
- Non. On peut continuer la procédure en n'étant plus sur place…
- C'est vrai qu'on aurait un autre cadre de vie…
- A notre âge, c'est un autre cadre de mort auquel il faut aspirer…
- Tu es sinistre…
- Non. Je discutais l'autre jour avec Richard, frappé par trois sales maladies en même temps. Il me disait que s'il n'avait pas vécu à Paris, il serait mort depuis longtemps… C'est ce genre de sécurité qu'il nous faudrait trouver ailleurs : mourir sans risque. 

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