mercredi 30 juillet 2025

Du malheur d'être homme

Gil Prates

 

Il fut un temps, pas si lointain, où la radio d'Etat dite France culture offrait à une personnalité un espace de trois heures pour retracer son parcours, écouter les personnes qui comptaient pour elle, et ainsi de suite… Les nuits de la chaîne, constituées d'archives sonores, ont rediffusé dernièrement Le Bon plaisir d'Annie Le Brun, enregistré en 1992. Celle qui affirmait qu'« il n’y a pas de poésie sans la conscience extrême du malheur d’être homme » était entourée de Jean-Jacques Pauvert, du directeur du Crazy Horse, Alain Bernardin, et du plasticien surréaliste québécois Jean Benoît– Alfred Jarry s'étant fait porter pâle ce jour-là. 

 

 

mercredi 23 juillet 2025

Fermeture définitive

Gilles D'Elia

 

 

 

quelle était la chanson ?

nous déambulions cet air
en tête
le long de la coursive
d'un passage couvert 
désert du XIXe siècle
en ruines
en haut des marches
il se tenait majestueux
époque soûl sous le balcon
était-ce cette chanson ? 
chemise noire
ouverte sur un médaillon
naturellement semblant
nous attendre
seuls à le comprendre
incapables de lui parler
nous nous mîmes à chanter
ce standard noir et blanc
sans savoir 
que nous ne connaissions plus
les paroles du deuxième
couplet

honteux j'espérais 
qu'il eut reconnu 
le fils du maçon espagnol
grassement
payé au noir 
pour refaire 

avec un de ses Javanais

sa garçonnière du XVIe
arrondissement 
et redoutais
qu'il ne nous tournât 
le dos
le ré et le la

Un type comme ça,
le chanteur,
dit mon père
qui ne me parle plus guère
le pouce levé pour confirmer
me faut-il toujours mettre en doute
les paroles de ce seigneur des bobards ?

Oublions souvenirs
cauchemars
morts et vivants
place au rêve
entre jazz et java
était-ce la chanson 
pour Audiberti 
sa promesse de revenir
la chanter pour les marches
les murs
le cœur des pierres 
et le maçon ?

le boxeur toulousain
nous souriait 
comme à des gosses
perdus
abandonnés
depuis des années
vieillards précoces
nous resservait
ses vers
à l'oreille
que nous reprenions 
à tue-tête
en l'air
en chœur
en espoir de cause
empathie générale

quelle était la chanson ?

liquidation totale
tout doit disparaître

 

charles brun, fin des soldes 

mercredi 16 juillet 2025

Etranges figures

Emil Otto Hoppé 

 

je me suis vu dans deux miroirs
l'un était blanc l'autre était noir
je me déplaçais à l'envers

il n'y avait pas d'horizon
et je n'entendais pas un son
pas même l'écho d'un seul vers

la poésie n'est pas au monde
on a beau parcourir la terre
constater que les glaces fondent
et longer longtemps les parterres
 

des jardins où meurent les fleurs
et les sujets d'enluminures
on ne voit guère que des pleurs
ravager d'étranges figures

 

Jean-Claude Pirotte, Gens sérieux s'abstenir
Le Castor astral, 2014 

mardi 15 juillet 2025

La vie comme une ombre

 

Leonid Korovin

 

Emmanuel Bove est mort à 47 ans. Il y a tout juste 80 ans. Le 13 juillet 1945. 

France culture a pioché dans ses archives pour rediffuser récemment ce portrait de l'auteur de Mes amis.   

Claude Royet-Journoud y rencontrait Yves Martin, dit « lecteur de la première heure », grâce à un libraire du 17e arrondissement de Paris, et Raymond Cousse, qui deviendra avec Jean-Luc Bitton le biographe de Bobovnikov —il se suicidera en 1991, avant même la parution au Castor Astral de l'excellente biographie, Emmanuel Bove : La Vie comme une ombre. 

Ici, nous sommes en 1983. L'année où, grâce à mon ami Pascal, qui m'apprend à voler des livres, je découvre Emmanuel Bove.

 

 

 

samedi 12 juillet 2025

Dans le vide


Stanko Abadžic

 

le lendemain, 
disait-il
la gueule de bois,
sa force,
donnait l'envie 
d'une nouvelle vie

il avait passé la sienne
lancée à quelques semaines
de la première guerre
dans les tavernes
le cul des filles
— il les aimait estampillés —
et les livres de poésie

enfant illégitime
il ne vivait pas pour écrire
il écrivait parce qu'il vivait

parce qu'il avait vécu
un peu par miracle

Je vais te tuer !
avait gueulé fusil en main
le grand-père,
furibard d'apprendre que sa fille
était enceinte,
la traînant dans la cour
il lui ordonnait 
de se mettre à genoux
et pointait son arme sur elle
lorsque sa femme
qui avait le sens 
de l’à-propos, disait le poète,
surgit en gueulant à son tour
A table ! La soupe va refroidir !

comme allait l'indiquer
son prénom,
il serait aimé des dieux
comme le suggérait
son patronyme,
il s'attellerait à 
récolter les histoires
des piliers de comptoir
cheminots
ouvriers
magasiniers
voyageurs de commerce
courtiers d'assurance
emballeurs de vieux papiers
filles d'aubergistes
jeunes télégraphistes
récits condamnés pour 
grossièreté
pornographie
qu'on se refilerait
sous le manteau

il fallut pour cela
payer de sa personne
et des tonnes de tournées
parfois boire et écrire 
seul à une table
le soir au fond de la salle enfumée
oui, au Tigre d'or comme
à Ostende
la bière
on vous la servait
bien avant qu'on en redemande

empêché d'études par les Allemands 
de publication par les autorités
de son pays
il fut 
à plus de quatre-vingt balais
interdit 
de femmes
par le pouvoir médical
de gueule de bois
et de nouvelle vie
le lendemain,
Bohumil Hrabal
le plus libre des écrivains tchèques
trouva la force
de coller une table à la fenêtre
de sa chambre d'hôpital
et une fois debout
sur cette nouvelle scène
balancer à tous les censeurs
un ultime bras d'honneur
nous plongeant
dès lors dans une des plus bruyantes solitudes, 
dans le vide.

 

charles brun, ma bohème





mardi 8 juillet 2025

Résolutions

Shomei Tomatsu



Couper d’eau les infinitifs trop désirables
priver la grand-mère de son châle
ne pas y aller de main morte
être sujet à la chlorophylle
guérir de ses mamelles le silence général
travailler jusqu’à la ceinture
être à tu et à toi avec un épouvantable événement
raser sous les bras une belle douzaine d’escargots
asséner un coup de rame sur le crâne des galériens
épiler soi-même la chaise du mérite
stopper net toute évacuation en décembre

 

*** 

Encore un petit verre
bois Socrate
il est forcé que l’homme soit pathétique
et s’enrichisse le foie de toxiques
bois
encore un petit verre de poison
à la santé de ton médecin
à ta santé sans lendemain
bois bois
sois raide comme la planche
dont le feu fera de la cendre
tu ne mourras pas assez vite
bois bois
bois Socrate bois

Des profondeurs superficielles
Et si j’étais parti lassé de vous attendre
et si j’étais parti sans revenir vous prendre
et si j’étais parti parti parti parti
et si j’étais parti je serais revenu
vous dire adieu merci
et noyer en silence votre ombre au fond d’un puits

 

Jean Raine, Poèmes à peine poèmes (1958)

dimanche 6 juillet 2025

Du néant

Fabio Furlotti


 

Je hais tout ce qui affirme, ce qui nie et précise les formes. Il faut rendre au néant ce qui lui appartient.  

  

Jean Raine, Le temps du verbe, L'Echoppe, 1992

 

jeudi 3 juillet 2025

Une autre indifférence

Gilles D'Elia

 

 

Dans mille ans il ne restera plus rien
de tout ce qu’on aura écrit en ce siècle.
On lira des phrases isolées, des traces
de femmes perdues,
des fragments d’enfants immobiles,
tes yeux lents et verts
simplement ne seront plus.
Ce sera comme l’Anthologie Grecque,
plus distant encore,
comme une plage en hiver
pour un autre étonnement et une autre indifférence.

 

 

Roberto Bolaño, Poèmes
trad. Jean-Marie Saint-Lu et Robert Amutio

 

mardi 1 juillet 2025

Comme elles étaient belles

 

Toni Schneiders

 

aujourd'hui sur ta tombe cher paps
j'aimerais te dire comme 
les jeunes filles deviennent belles
et comme leurs jupes sont courtes
comme leurs nichons grossissent

tu aimais tant voir ça cher paps
tu les regardais de tes yeux bons
le sourire calme du vieil homme

tu aimais tant parler cher paps
d'une paire de nichons fermes ballons
que tu aurais aussi encore une fois
asticotés comme un coquin cher paps

c'est ça que sur ta tombe j'aimerais te dire
comme elles étaient belles cet été
comme avec tes yeux pleins d'amour
je regardais leurs jupes si courtes
leurs jeans moulants

tu ne pouvais pas les regarder
je sais que mams te l'interdisait
tu détournais ton bon regard
tes doux yeux bruns
de chien trop brave

c'est pourquoi aujourd'hui je raconte ça
avec un sourire un peu mélancolique
sur ta tombe

 

 

Louis Paul Boon, Le cauchemar de l'an deux mille
trad. P. Franck, éd. Angle mort, 2023