mercredi 29 janvier 2025

Quelque chose d’aussi épuisant que le désir

Christer Strömholm


 

Retrouvées, ces deux délicieuses lettres de Robert Walser à sa sœur Lisa, sa colocataire à deux reprises, celle-là même qui le conduira à passer une vingtaine d'années interné à la Waldau puis à Herisau, jusqu'à un certain jour de Noël...

 

 Zurich, le 30 juillet 1897

Chère Lisa !
 
Je pense à l’instant à ta dernière gentille lettre qui, je dois le dire, m’a arraché un soupir, peut-être même deux. Bon, abstraction faite du soupir, c’était une gentille lettre et elle m’a fait plaisir
! Comment vas-tu maintenant? Et quel plan as-tu déjà esquissé pour ton proche avenir? Quand tes études vont-elles commencer et dans quelle ville, où penses-tu aller étudier? Et quelles fleurs encore, sur les rameaux de tes plans? Tout cela m’intéresse beaucoup ! Vas-tu venir à Zurich, peut-être? Faut-il que ce soit Berne? Je te prie de me donner quelques explications.
J’ai faim
! Et chaque fois que j’ai faim, j’ai envie d’écrire une lettre! À n’importe qui! C’est facile à comprendre! Le ventre plein, je ne pense qu’à moi, jamais à autrui. Je suis donc plus heureux le ventre plein! Car il n’y a pas de bonheur à languir après quelque chose de lointain! Je me trouve à présent à un stade dont j’aimerais bien, dont j’aimerais beaucoup parler avec toi dans cette lettre verte, si seulement je le pouvais. Mais je vais essayer: pour ce qui est de la Sehnsucht, du désir ardent, c’est premièrement quelque chose de superflu, deuxièmement, quelque chose de compréhensible, et troisièmement, quelque chose d’incompréhensible! Superflues ces aspirations le sont parce qu’elles ne font que nous troubler, compréhensibles, elles le sont aussi bien que la maladie ou le péché sont compréhensibles; mais incompréhensibles, elles le sont parce que tant de gens ne peuvent pas vivre sans ce superflu, parce que tant de gens s’adonnent à ces aspirations, se consument de désir et ne sortent plus du désir, y trouvant même une sorte de douceur. Le fait que les hommes aient un penchant si fréquent et si marqué pour quelque chose de douloureux, quelque chose d’aussi épuisant que le désir, c’est bien là notre côté maladif! Le christianisme est la religion du désir! Pour cette raison déjà, cette religion est si peu naturelle, si indigne de l’homme! Tel homme qui s’est débarrassé du désir a mieux fait que tel autre qui a écrit cent chansons bien rimées, mais pleines de vagues aspirations. De telles chansons ne devraient pas être imprimées du tout. La police, ici, devrait intervenir avec détermination! Oh, Uhland et consort! Mais en voici assez pour aujourd’hui ! Ah, que vais-je manger ce soir? Question difficile, par les temps de mangeaille qui courent! Tu vois, là, le désir le plus ardent ne sert à rien ! Est-ce que le désir d’un rôti savoureux et d’un verre de Valteline me procurera l’un et l’autre? Le désir aura-t-il peut-être pour effet que je n’aie pas des choses aussi ennuyeuses à manger que d’habitude? Seule l’action peut être de quelque secours, ici! Et la prochaine fois, je disserterai sur l’action!  Adieu!

 

 *** 

lettre non datée, écrite quelques années plus tard

Chère Lisa,

Non seulement tes lettres m’ont fait plaisir, mais encore, elles m’ont bien fait réfléchir. J’aurais tant de choses à te dire, tant de choses à te demander. Si seulement les journées n’étaient pas aussi courtes. C’est souvent effrayant. La vie t’est-elle aussi insupportable, souvent ? Oui
? Souvent? Qu’y faire? Veux-tu venir chez moi? Avec mes 150 fr. de salaire, je pourviendrai à nous deux. Nous mangerons comme à Täuffelen, peu, mais bien. Tu feras la cuisine et tu t’occuperas du petit logement, une cuisine et deux ou trois pièces. Je serai aux petits soins! Le crois-tu? Je parodierai Widmann pour te faire rire. Il y a souvent de quoi rire, ici. C’est une ville si folle, si légère. On y pleure en douceur et en beauté. Tu pourrais peut-être aussi gagner un peu d’argent chez des maîtres distingués. Ou bien allons-nous tous les deux prendre un emploi pour une vie entière, toi comme bonne, moi comme chien?  Pour ma part, au moins, je rêve toujours d’une telle chose. Il faut tout trouver beau. Il ne faut rien vouloir fuir. Ton destin me touche beaucoup. Tu sais, j’aime tellement les filles qui souffrent. Sinon, je suis un forban sans cœur, mais là, alors! Veux-tu abandonner ta patrie ou ton bien-être? N’arrives-tu plus à te sentir bien à Bienne? Tu vois, je comprends très, très bien tes douleurs. On en parlera. Surtout, ne pas penser. Chère Lisa, voilà le plus grand péché qui soit. Plutôt la débauche que la tristesse. Dieu hait les tristes. Mais tout va si vite. On meurt si vite. Juste devenir idiot. Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot. Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul. Pense que je suis ton frère fidèle. Faut-il te dorloter, comme un tout petit enfant malheureux?  Je suis bien en état de le faire. Je le peux. Ton Robert


Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949
trad. Marion Graf, éd. Zoe

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