mercredi 29 janvier 2025

Quelque chose d’aussi épuisant que le désir

Christer Strömholm


 

Retrouvées, ces deux délicieuses lettres de Robert Walser à sa sœur Lisa, sa colocataire à deux reprises, celle-là même qui le conduira à passer une vingtaine d'années interné à la Waldau puis à Herisau, jusqu'à un certain jour de Noël...

 

 Zurich, le 30 juillet 1897

Chère Lisa !
 
Je pense à l’instant à ta dernière gentille lettre qui, je dois le dire, m’a arraché un soupir, peut-être même deux. Bon, abstraction faite du soupir, c’était une gentille lettre et elle m’a fait plaisir
! Comment vas-tu maintenant? Et quel plan as-tu déjà esquissé pour ton proche avenir? Quand tes études vont-elles commencer et dans quelle ville, où penses-tu aller étudier? Et quelles fleurs encore, sur les rameaux de tes plans? Tout cela m’intéresse beaucoup ! Vas-tu venir à Zurich, peut-être? Faut-il que ce soit Berne? Je te prie de me donner quelques explications.
J’ai faim
! Et chaque fois que j’ai faim, j’ai envie d’écrire une lettre! À n’importe qui! C’est facile à comprendre! Le ventre plein, je ne pense qu’à moi, jamais à autrui. Je suis donc plus heureux le ventre plein! Car il n’y a pas de bonheur à languir après quelque chose de lointain! Je me trouve à présent à un stade dont j’aimerais bien, dont j’aimerais beaucoup parler avec toi dans cette lettre verte, si seulement je le pouvais. Mais je vais essayer: pour ce qui est de la Sehnsucht, du désir ardent, c’est premièrement quelque chose de superflu, deuxièmement, quelque chose de compréhensible, et troisièmement, quelque chose d’incompréhensible! Superflues ces aspirations le sont parce qu’elles ne font que nous troubler, compréhensibles, elles le sont aussi bien que la maladie ou le péché sont compréhensibles; mais incompréhensibles, elles le sont parce que tant de gens ne peuvent pas vivre sans ce superflu, parce que tant de gens s’adonnent à ces aspirations, se consument de désir et ne sortent plus du désir, y trouvant même une sorte de douceur. Le fait que les hommes aient un penchant si fréquent et si marqué pour quelque chose de douloureux, quelque chose d’aussi épuisant que le désir, c’est bien là notre côté maladif! Le christianisme est la religion du désir! Pour cette raison déjà, cette religion est si peu naturelle, si indigne de l’homme! Tel homme qui s’est débarrassé du désir a mieux fait que tel autre qui a écrit cent chansons bien rimées, mais pleines de vagues aspirations. De telles chansons ne devraient pas être imprimées du tout. La police, ici, devrait intervenir avec détermination! Oh, Uhland et consort! Mais en voici assez pour aujourd’hui ! Ah, que vais-je manger ce soir? Question difficile, par les temps de mangeaille qui courent! Tu vois, là, le désir le plus ardent ne sert à rien ! Est-ce que le désir d’un rôti savoureux et d’un verre de Valteline me procurera l’un et l’autre? Le désir aura-t-il peut-être pour effet que je n’aie pas des choses aussi ennuyeuses à manger que d’habitude? Seule l’action peut être de quelque secours, ici! Et la prochaine fois, je disserterai sur l’action!  Adieu!

 

 *** 

lettre non datée, écrite quelques années plus tard

Chère Lisa,

Non seulement tes lettres m’ont fait plaisir, mais encore, elles m’ont bien fait réfléchir. J’aurais tant de choses à te dire, tant de choses à te demander. Si seulement les journées n’étaient pas aussi courtes. C’est souvent effrayant. La vie t’est-elle aussi insupportable, souvent ? Oui
? Souvent? Qu’y faire? Veux-tu venir chez moi? Avec mes 150 fr. de salaire, je pourviendrai à nous deux. Nous mangerons comme à Täuffelen, peu, mais bien. Tu feras la cuisine et tu t’occuperas du petit logement, une cuisine et deux ou trois pièces. Je serai aux petits soins! Le crois-tu? Je parodierai Widmann pour te faire rire. Il y a souvent de quoi rire, ici. C’est une ville si folle, si légère. On y pleure en douceur et en beauté. Tu pourrais peut-être aussi gagner un peu d’argent chez des maîtres distingués. Ou bien allons-nous tous les deux prendre un emploi pour une vie entière, toi comme bonne, moi comme chien?  Pour ma part, au moins, je rêve toujours d’une telle chose. Il faut tout trouver beau. Il ne faut rien vouloir fuir. Ton destin me touche beaucoup. Tu sais, j’aime tellement les filles qui souffrent. Sinon, je suis un forban sans cœur, mais là, alors! Veux-tu abandonner ta patrie ou ton bien-être? N’arrives-tu plus à te sentir bien à Bienne? Tu vois, je comprends très, très bien tes douleurs. On en parlera. Surtout, ne pas penser. Chère Lisa, voilà le plus grand péché qui soit. Plutôt la débauche que la tristesse. Dieu hait les tristes. Mais tout va si vite. On meurt si vite. Juste devenir idiot. Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot. Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul. Pense que je suis ton frère fidèle. Faut-il te dorloter, comme un tout petit enfant malheureux?  Je suis bien en état de le faire. Je le peux. Ton Robert


Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949
trad. Marion Graf, éd. Zoe

samedi 25 janvier 2025

Comme la pluie

Yasuhiro Ishimoto

 

 

Toute la nuit le bruit avait
retenti à nouveau,
et à nouveau tombe
cette pluie douce et persistante.

Qu'est-ce que je suis à moi-même
qui doive être retenu,
insisterait
si souvent ? Est-ce

que jamais la douceur
ni même la violence
de la pluie
aurait pour moi

quelque chose d'autre que cela,
quelque chose de moins appuyé —
dois-je être enfermé
dans ce malaise sans issue.

Amour, si tu m'aimes,
étends-toi près de moi.
Sois pour moi, comme la pluie,
l'échappée hors

de la fatigue, la bêtise, la demi-
torpeur de l'indifférence intentionnelle.
Sois trempée
d'un bonheur pudique.

 

 

Robert Creeley, in La Fin,
trad. Jean Daive, Gallimard

mercredi 22 janvier 2025

Le passant de l'aube

Stanko Abadžic
 

 

 

Cette maison avec toute l'existence devant soi
la contourne
le passant de l'aube
qui tient dans sa main
la laisse au mousqueton rouillé
d'un chien jaune et muet
la prudence dicte le silence
tant de choses se passent
à l'intérieur des chambres.
Comment rentrer
dans les rêves de la vie ?

 

 

Jean Follain, in D'après tout,
Gallimard, 1967



jeudi 16 janvier 2025

Soleil d'hiver

Larry Fink



fernando fernán gómez
rocaille en boucle
aún vivo para el amor
l'été indien
de joe dassin
version espagnole découverte
avec elle
qui gambade
s'allonge
roule dans l'herbe
allée de la dhuys
un lundi d'automne au soleil

encore vivant pour l'amour 

on ira où tu voudras
quand tu voudras
et l'on s'aimera encore
lorsque l'amour sera mort
est devenu
hacia atrás sólo puedo mirar atrás
y sentir que vuelvo a estar
aún vivo para el amor
encore vivant pour l'amour

je préfère

je pensais ne rien ignorer de
cet incomparable
acteur réalisateur dramaturge romancier
grande gueule anar
du monde de l'art
espagnol
né à buenos aires ou  
lima selon l'humeur
et le voilà chanteur
occasionnel
d'une chanson de variété
italienne de mon enfance
adaptée dans une vingtaine
de langues

pour indian summer
c'est l'ineffable
lee hazlewood 
et la fille sinatra
qui s'y collent…
j'en suis là
sur l'aqueduc
lorsque ça klaxonne
sur le bas-côté
C'est grâce à ta chienne
toi
avec ton casque je ne t'aurais pas
reconnu
je promets à valérie
de nous voir vite
avec fabien
et puis j'oublie

c'est la dernière promenade
dont je me souviens
dans le soleil de cet après-midi
d'hiver
jour de son départ
quand tu m'as pris dans tes bras
et demandé
Qu'est-ce que nous allons faire
maintenant ?

on ira où tu voudras
mais les nouvelles balades
nous devrons les mener
seuls
sans casque
sans laisse
sans larmes
sans coupables
sans trembler
mes doigts jouant avec tes doigts

encore vivants pour l'amour


charles brun, chanteur malheureux

dimanche 12 janvier 2025

Parfois

E. O. Hoppé

 

Lorsque le désespoir
est incomplet,
lorsque l'espoir parfois
y lâche un pet…

 

Jan Zabrana, trad. Patrik Ourednik
in La Ruée des poissons,
éd. Rumeurs

jeudi 9 janvier 2025

L'affinité des chairs

Jacques-Henri Lartigue

 

I

Un lourd soleil tombait d’aplomb sur le lavoir ;
Les canards engourdis s’endormaient dans la vase,
Et l’air brûlait si fort qu’on s’attendait à voir
Les arbres s’enflammer du sommet à la base.
J’étais couché sur l’herbe auprès du vieux bateau
Où des femmes lavaient leur linge. Des eaux grasses,
Des bulles de savon qui se crevaient bientôt
S’en allaient au courant, laissant de longues traces.
Et je m’assoupissais lorsque je vis venir,
Sous la grande lumière et la chaleur torride,
Une fille marchant d’un pas ferme et rapide,
Avec ses bras levés en l’air, pour maintenir
Un fort paquet de linge au-dessus de sa tête.
La hanche large avec la taille mince, faite
Ainsi qu’une Vénus de marbre, elle avançait
Très droite, et sur ses reins, un peu, se balançait.
Je la suivis, prenant l’étroite passerelle
Jusqu’au seuil du lavoir, où j’entrai derrière elle.

Elle choisit sa place, et dans un baquet d’eau,
D’un geste souple et fort abattit son fardeau.
Elle avait tout au plus la toilette permise ;
Elle lavait son linge ; et chaque mouvement
Des bras et de la hanche accusait nettement,
Sous le jupon collant et la mince chemise,
Les rondeurs de la croupe et les rondeurs des seins.
Elle travaillait dur ; puis, quand elle était lasse,
Elle élevait les bras, et, superbe de grâce,
Tendait son corps flexible en renversant ses reins.
Mais le puissant soleil faisait craquer les planches ;
Le bateau s’entr’ouvrait comme pour respirer.
Les femmes haletaient ; on voyait sous leurs manches
La moiteur de leurs bras par place transpirer
Une rougeur montait à sa gorge sanguine.
Elle fixa sur moi son regard effronté,
Dégrafa sa chemise, et sa ronde poitrine
Surgit, double et luisante, en pleine liberté,
Écartée aux sommets et d’une ampleur solide.
Elle battait alors son linge, et chaque coup
Agitait par moment d’un soubresaut rapide
Les roses fleurs de chair qui se dressent au bout.

Un air chaud me frappait, comme un souffle de forge,
A chacun des soupirs qui soulevaient sa gorge.
Les coups de son battoir me tombaient sur le coeur !
Elle me regardait d’un air un peu moqueur ;
J’approchai, l’oeil tendu sur sa poitrine humide
De gouttes d’eau, si blanche et tentante au baiser.
Elle eut pitié de moi, me voyant très timide,
M’aborda la première et se mit à causer.
Comme des sons perdus m’arrivaient ses paroles.
Je ne l’entendais pas, tant je la regardais.
Par sa robe entr’ouverte, au loin, je me perdais,
Devinant les dessous et brûlé d’ardeurs folles ;
Puis, comme elle partait, elle me dit tout bas
De me trouver le soir au bout de la prairie.

Tout ce qui m’emplissait s’éloigna sur ses pas ;
Mon passé disparut ainsi qu’une eau tarie :
Pourtant j’étais joyeux, car en moi j’entendais
Les ivresses chanter avec leur voix sonore.
Vers le ciel obscurci toujours je regardais,
Et la nuit qui tombait me semblait une aurore !

 

II

Elle était la première au lieu du rendez-vous.
J’accourus auprès d’elle et me mis à genoux,
Et promenant mes mains tout autour de sa taille
Je l’attirais. Mais elle, aussitôt, se leva
Et par les prés baignés de lune se sauva.
Enfin je l’atteignis, car dans une broussaille
Qu’elle ne voyait point son pied fut arrêté.

Alors, fermant mes bras sur sa hanche arrondie,
Auprès d’un arbre, au bord de l’eau, je l’emportai.
Elle, que j’avais vue impudique et hardie,
Était pâle et troublée et pleurait lentement,
Tandis que je sentais comme un enivrement
De force qui montait de sa faiblesse émue.

Quel est donc et d’où vient ce ferment qui remue
Les entrailles de l’homme à l’heure de l’amour ?

La lune illuminait les champs comme en plein jour.
Grouillant dans les roseaux, la bruyante peuplade
Des grenouilles faisaient un grand charivari ;
Une caille très loin jetait son double cri,
Et, comme préludant à quelque sérénade,
Des oiseaux réveillés commençaient leurs chansons.
Le vent me paraissait chargé d’amours lointaines,
Alourdi de baisers, plein des chaudes haleines
Que l’on entend venir avec de longs frissons,
Et qui passent roulant des ardeurs d’incendies.
Un rut puissant tombait des brises attiédies.
Et je pensai : « Combien, sous le ciel infini,
Par cette douce nuit d’été, combien nous sommes
Qu’une angoisse soulève et que l’instinct unit
Parmi les animaux comme parmi les hommes. »
Et moi j’aurais voulu, seul, être tous ceux-là !

Je pris et je baisai ses doigts ; elle trembla.
Ses mains fraîches sentaient une odeur de lavande
Et de thym, dont son linge était tout embaumé.
Sous ma bouche ses seins avaient un goût d’amande
Comme un laurier sauvage ou le lait parfumé
Qu’on boit dans la montagne aux mamelles des chèvres.
Elle se débattait ; mais je trouvai ses lèvres :
Ce fut un baiser long comme une éternité
Qui tendit nos deux corps dans l’immobilité.
Elle se renversa, râlant sous ma caresse ;
Sa poitrine oppressée et dure de tendresse,
Haletait fortement avec de longs sanglots ;
Sa joue était brûlante et ses yeux demi-clos,
Et nos bouches, nos sens, nos soupirs se mêlèrent.
Puis, dans la nuit tranquille où la campagne dort,
Un cri d’amour monta, si terrible et si fort
Que des oiseaux dans l’ombre effarés s’envolèrent.
Les grenouilles, la caille, et les bruits et les voix
Se turent ; un silence énorme emplit l’espace.
Soudain, jetant aux vents sa lugubre menace,
Très loin derrière nous un chien hurla trois fois.

Mais quand le jour parut, comme elle était restée,
Elle s’enfuit. J’errai dans les champs au hasard.
La senteur de sa peau me hantait ; son regard
M’attachait comme une ancre au fond du coeur jetée.
Ainsi que deux forçats rivés aux mêmes fers,
Un lien nous tenait, l’affinité des chairs.

 

III

Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur la rive,
Plein d’un emportement qui jamais ne faiblit,
J’ai caressé sur l’herbe ainsi que dans un lit
Cette fille superbe, ignorante et lascive.
Et le matin, mordus encor du souvenir,
Quoique tout alanguis des baisers de la veille,
Dès l’heure où, dans la plaine, un chant d’oiseau s’éveille,
Nous trouvions que la nuit tardait bien à venir.

Quelquefois, oubliant que le jour dût éclore,
Nous nous laissions surprendre embrassés, par l’aurore.
Vite, nous revenions le long des clairs chemins,
Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mains dans mes mains.
Je voyais s’allumer des lueurs dans les haies,
Des troncs d’arbre soudain rougir comme des plaies,
Sans songer qu’un soleil se levait quelque part,
Et je croyais, sentant mon front baigné de flammes,
Que toutes ces clartés tombaient de son regard.
Elle allait au lavoir avec les autres femmes ;
Je la suivais, rempli d’attente et de désir.
La regarder sans fin était mon seul plaisir,
Et je restais debout dans la même posture,
Muré dans mon amour comme en une prison.
Les lignes de son corps fermaient mon horizon ;
Mon espoir se bornait aux noeuds de sa ceinture.
Je demeurais près d’elle, épiant le moment
Où quelque autre attirait la gaieté toujours prête ;
Je me penchais bien vite, elle tournait la tête,
Nos bouches se touchaient, puis fuyaient brusquement.
Parfois elle sortait en m’appelant d’un signe ;
J’allais la retrouver dans quelque champ de vigne
Ou sous quelque buisson qui nous cachait aux yeux.
Nous regardions s’aimer les bêtes accouplées,
Quatre ailes qui portaient deux papillons joyeux,
Un double insecte noir qui passait les allées.
Grave, elle ramassait ces petits amoureux
Et les baisait. Souvent des oiseaux sur nos têtes
Se becquetaient sans peur, et les couples des bêtes
Ne nous redoutaient point, car nous faisions comme eux.

Puis le coeur tout plein d’elle, à cette heure tardive
Où j’attendais, guettant les détours de la rive,
Quand elle apparaissait sous les hauts peupliers,
Le désir allumé dans sa prunelle brune,
Sa jupe balayant tous les rayons de Lune
Couchés entre chaque arbre au travers des sentiers,
Je songeais à l’amour de ces filles bibliques,
Si belles qu’en ces temps lointains on a pu voir,
Éperdus et suivant leurs formes impudiques,
Des anges qui passaient dans les ombres du soir.

 

IV

Un jour que le patron dormait devant la porte,
Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé.
Le sol brûlant fumait comme un boeuf essoufflé
Qui peine en plein soleil ; mais je trouvais moins forte
Cette chaleur du ciel que celle de mes sens.
Aucun bruit ne venait que des lambeaux de chants
Et des rires d’ivrogne, au loin, sortant des bouges,
Puis la chute parfois de quelque goutte d’eau
Tombant on ne sait d’où, sueur du vieux bateau.
Or ses lèvres brillaient comme des charbons rouges
D’où jaillirent soudain des crises de baisers,
Ainsi que d’un brasier partent des étincelles,
Jusqu’à l’affaissement de nos deux corps brisés.
On n’entendait plus rien hormis les sauterelles,
Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris
Crépitant comme un feu parmi les prés flétris.
Et nous nous regardions, étonnés, immobiles,
Si pâles tous les deux que nous nous faisions peur ;
Lisant aux traits creusés, noirs, sous nos yeux fébriles,
Que nous étions frappés de l’amour dont on meurt,
Et que par tous nos sens s’écoulait notre vie.

Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas
Qu’au bord de l’eau, le soir, nous ne viendrions pas.

Mais, à l’heure ordinaire, une invincible envie
Me prit d’aller tout seul à l’arbre accoutumé
Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé,
Promener mon esprit par toutes nos caresses,
Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir.

Quand j’approchai, grisé des anciennes ivresses,
Elle était là, debout, me regardant venir.

Depuis lors, envahis par une fièvre étrange,
Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange
Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant
Nous travaille et nous force à mêler notre sang.
Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses ;
L’effroi ne trouble pas nos regards embrasés ;
Nous mourons l’un par l’autre, et nos poitrines creuses
Changent nos jours futurs comme autant de baisers.
Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme
Il n’est qu’un cri d’amour, celui du cerf qui brame.
Ma peau garde sans fin le frisson de sa peau
Qui m’emplit d’un désir toujours âpre et nouveau,
Et si ma bouche a soif, ce n’est que de sa bouche !
Mon ardeur s’exaspère et ma force s’abat
Dans cet accouplement mortel comme un combat.
Le gazon est brûlé qui nous servait de couche,
Et désignant l’endroit du retour continu,
La marque de nos corps est entrée au sol nu.

Quelque matin, sous l’arbre où nous nous rencontrâmes,
On nous ramassera tous deux au bord de l’eau.
Nous serons rapportés au fond d’un lourd bateau,
Nous embrassant encore aux secousses des rames.
Puis, on nous jettera dans quelque trou caché,
Comme on fait aux gens morts en état de péché.

Mais alors, s’il est vrai que les ombres reviennent,
Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers,
Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent,
En nous voyant passer, l’un à l’autre liés,
Diront, en se signant, et l’esprit en prière :
« Voilà le mort d’amour avec sa lavandière. »

 

 

Guy de Maupassant, Au bord de l'eau

mardi 7 janvier 2025

Une vieille traînée


 

Quelques mois auparavant, s'adressant toujours à son maître bien-aimé, Maupassant faisait part de son exaspération devant le cirque politique. D'où vient l'impression que ces considérations n'ont pas pris une ride ?

 

Paris, 10 décembre 1877

Il y a longtemps que je veux vous écrire, mon bien-aimé Maître, mais la politique !!! m’a empêché de le faire. La politique m’empêche de travailler, de sortir, de penser, d’écrire. Je suis comme les indifférents qui deviennent les plus passionnés, et comme les pacifiques qui deviennent féroces. Paris vit dans une fièvre atroce et j’ai cette fièvre : tout est arrêté, suspendu comme avant un écroulement – J’ai fini de rire et suis en colère pour de bon. L’irritation que causent les manœuvres scélérates de ces gueux est tellement intense, continuelle, pénétrante, qu’elle vous obsède à toute heure, vous harcèle comme des piqûres de moustiques, vous poursuit jusque dans les vers et sur le ventre des femmes. La patience vous échappe devant l’imbécillité criminelle de ce crétin. Comment, ce général, qui jadis a gagné une bataille grâce à sa bêtise personnelle combinée avec les fantaisies du Hasard
; qui, depuis, en a perdu deux qui resteront historiques, en essayant de refaire à lui tout seul la manœuvre que le susdit hasard avait si bien exécutée la première fois; qui a droit à s’appeler, aussi bien que duc de Magenta, grand-duc de Reichshoffen et archiduc de la de Sedan, ose, sous prétexte du danger que les imbéciles courraient à être gouvernés par de plus intelligents qu’eux, ruiner les pauvres (les seuls qu’on ruine) et arrêter tout le travail intellectuel d’un pays, exaspérer les pacifiques et aiguillonner la guerre civile comme les misérables taureaux qu’on rend furieux dans les cirques d’Espagne.
J’ai l’air de faire des phrases
̶  tant pis. Je demande la suppression des classes dirigeantes: de ce ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette vieille traînée dévote et bête qu’on appelle la bonne Société. Ils fourrent le doigt dans son vieux cul en murmurant que la société est en péril: que la liberté de pensée les menace !
Eh bien
̶  je trouve maintenant que 93 a été doux; que les Septembriseurs ont été cléments: que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc, et Robespierre un tourtereau. Puisque les vieilles classes dirigeantes sont aussi inintelligentes aujourd’hui qu’alors; aussi incapables de gouverner aujourd’hui qu’alors; aussi viles, trompeuses et gênantes aujourd’hui qu’alors, il faut supprimer les classes dirigeantes aujourd’hui comme alors; et noyer les beaux messieurs crétins avec les belles dames catins. Ô Radicaux, quoi que vous n’ayez bien souvent que du petit bleu à la place de cervelle, délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n’ont dans la tête qu’une ritournelle et de l’eau bénite.
Voilà 8 jours que je ne puis plus travailler tant je suis exaspéré par le bourdonnement que me font aux oreilles les machinations de ces odieux cuistres.
Pourtant j’aurai achevé de refaire mon drame, (tout à fait remanié),
̶  vers le 15 janvier. Enfin je vous le soumettrai peu de temps après votre retour. J’ai fait aussi le plan d’un Roman que je commencerai aussitôt mon drame terminé.
Et, en, (par dessus tout,) Hugo
̶  notre poëte ̶  qui donne à dîner à tous les journalistes de Paris— Et qui demande à avoir auprès de lui Sarcey et Vitu, lesquels ne daignent pas venir«On remarque leur absence et on les regrette.»
Il y avait là Albert Delpit
! –Cochinat ! et cent inconnus que Hugo a traités de grands artistes– Lisez son discours, du reste. Merde pour la société
Je ne vais pas mal, malgré tout, et vous embrasse en espérant causer bientôt avec vous.

Guy de Maupassant

 
Ma lettre n’a peut-être pas le sens commun
– elle vous prouvera toujours que je pense souvent à vous.
Compliments au bon Laporte.
Je pense, d’après votre dernière lettre, que Madame Commanville est à Paris et je tâcherai de la voir demain.

lundi 6 janvier 2025

La terre a des limites mais la bêtise humaine est infinie

Marcus Wallinder

 

Dans une lettre du 3 août 1878 adressée à son mentor Gustave Flaubert, Guy de Maupassant fait part de son mal-être :

(…) Je suis en ce moment en grande correspondance avec Mme Brainne, qui prend les eaux de Plombières. Elle m’envoie des encouragements, des exhortations à la patience et à la gaîté. Malheureusement je n’en profite guère. Je ne comprends plus qu’un mot de la langue française parce qu’il exprime le changement, la transformation éternelle des meilleures choses et la désillusion avec énergie, c’est : merde.
Le cul des femmes est monotone comme l'esprit des hommes. Je trouve que les événements ne sont pas variés, que les vices sont bien mesquins, et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases.

 

Dans sa réponse du 6 août, Flaubert écrit :

on a beau s’en défendre on est toujours flatté
de se voir le premier dans sa localité.
Que dites-vous de ces deux vers, mon bon? De qui sont-ils? De Decorde! il les a lus la semaine dernière à l’Académie de Rouen. Je vous prie de bien les méditer; puis, de les déclamer avec l’emphase convenable et vous passerez un bon quart d’heure.
Maintenant parlons de vous.
Vous vous plaignez du cul des femmes
qui est «monotone». Il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir. «Les événements ne sont pas variés. » Cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. « Les vices sont mesquins» mais tout est mesquin! « Il n’y a pas assez de tournures de phrases!» Cherchez et vous trouverez. Enfin, mon cher ami, vous m’avez l’air bien embêté, et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de putains ! trop de canotage ! trop d’exercice ! Oui monsieur ! Le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers. Faites-en ! « Tout le reste est vain ». A commencer par vos plaisirs, et votre santé; foutez-vous ça dans la boule. D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie ou plutôt d’une hygiène profonde.
Vous vivez dans un enfer de merde, je le sais, et je vous en plains du fond de mon cœur. Mais de 5 heures du soir à 10 heures du matin, tout votre temps peut être consacré à la muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons! mon cher bonhomme, relevez le nez ! A quoi sert de recreuser sa tristesse? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort. C’est le moyen de le devenir. un peu plus d’orgueil, saperlotte! Le «garçon» était plus crâne. Ce qui vous manque, ce sont «les principes». On a beau dire, il en faut ; reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un: tout sacrifier à l’Art. La vie doit être considérée par lui, comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doive se foutre, c’est de lui-même.
(…) Je me résume, mon cher Guy. Prenez garde à la tristesse. C’est un vice. On prend plaisir à être chagrin et quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère (…)
La correspondance de Flaubert occupe à elle-seule cinq volumes de la Pléiade de chez Gallimard.
Les éditions du Passeur ont publié des extraits de celle-ci dans leur collection de poche, que l'on peut acquérir pour de modiques sommes. Les échanges, comme on dit aujourd'hui, entre Flaubert et son protégé sont réunis dans La terre a des limites mais la bêtise humaine est infinie.