mardi 7 janvier 2025

Une vieille traînée


 

Quelques mois auparavant, s'adressant toujours à son maître bien-aimé, Maupassant faisait part de son exaspération devant le cirque politique. D'où vient l'impression que ces considérations n'ont pas pris une ride ?

 

Paris, 10 décembre 1877

Il y a longtemps que je veux vous écrire, mon bien-aimé Maître, mais la politique !!! m’a empêché de le faire. La politique m’empêche de travailler, de sortir, de penser, d’écrire. Je suis comme les indifférents qui deviennent les plus passionnés, et comme les pacifiques qui deviennent féroces. Paris vit dans une fièvre atroce et j’ai cette fièvre : tout est arrêté, suspendu comme avant un écroulement – J’ai fini de rire et suis en colère pour de bon. L’irritation que causent les manœuvres scélérates de ces gueux est tellement intense, continuelle, pénétrante, qu’elle vous obsède à toute heure, vous harcèle comme des piqûres de moustiques, vous poursuit jusque dans les vers et sur le ventre des femmes. La patience vous échappe devant l’imbécillité criminelle de ce crétin. Comment, ce général, qui jadis a gagné une bataille grâce à sa bêtise personnelle combinée avec les fantaisies du Hasard
; qui, depuis, en a perdu deux qui resteront historiques, en essayant de refaire à lui tout seul la manœuvre que le susdit hasard avait si bien exécutée la première fois; qui a droit à s’appeler, aussi bien que duc de Magenta, grand-duc de Reichshoffen et archiduc de la de Sedan, ose, sous prétexte du danger que les imbéciles courraient à être gouvernés par de plus intelligents qu’eux, ruiner les pauvres (les seuls qu’on ruine) et arrêter tout le travail intellectuel d’un pays, exaspérer les pacifiques et aiguillonner la guerre civile comme les misérables taureaux qu’on rend furieux dans les cirques d’Espagne.
J’ai l’air de faire des phrases
̶  tant pis. Je demande la suppression des classes dirigeantes: de ce ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette vieille traînée dévote et bête qu’on appelle la bonne Société. Ils fourrent le doigt dans son vieux cul en murmurant que la société est en péril: que la liberté de pensée les menace !
Eh bien
̶  je trouve maintenant que 93 a été doux; que les Septembriseurs ont été cléments: que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc, et Robespierre un tourtereau. Puisque les vieilles classes dirigeantes sont aussi inintelligentes aujourd’hui qu’alors; aussi incapables de gouverner aujourd’hui qu’alors; aussi viles, trompeuses et gênantes aujourd’hui qu’alors, il faut supprimer les classes dirigeantes aujourd’hui comme alors; et noyer les beaux messieurs crétins avec les belles dames catins. Ô Radicaux, quoi que vous n’ayez bien souvent que du petit bleu à la place de cervelle, délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n’ont dans la tête qu’une ritournelle et de l’eau bénite.
Voilà 8 jours que je ne puis plus travailler tant je suis exaspéré par le bourdonnement que me font aux oreilles les machinations de ces odieux cuistres.
Pourtant j’aurai achevé de refaire mon drame, (tout à fait remanié),
̶  vers le 15 janvier. Enfin je vous le soumettrai peu de temps après votre retour. J’ai fait aussi le plan d’un Roman que je commencerai aussitôt mon drame terminé.
Et, en, (par dessus tout,) Hugo
̶  notre poëte ̶  qui donne à dîner à tous les journalistes de Paris— Et qui demande à avoir auprès de lui Sarcey et Vitu, lesquels ne daignent pas venir«On remarque leur absence et on les regrette.»
Il y avait là Albert Delpit
! –Cochinat ! et cent inconnus que Hugo a traités de grands artistes– Lisez son discours, du reste. Merde pour la société
Je ne vais pas mal, malgré tout, et vous embrasse en espérant causer bientôt avec vous.

Guy de Maupassant

 
Ma lettre n’a peut-être pas le sens commun
– elle vous prouvera toujours que je pense souvent à vous.
Compliments au bon Laporte.
Je pense, d’après votre dernière lettre, que Madame Commanville est à Paris et je tâcherai de la voir demain.

lundi 6 janvier 2025

La terre a des limites mais la bêtise humaine est infinie

Marcus Wallinder

 

Dans une lettre du 3 août 1878 adressée à son mentor Gustave Flaubert, Guy de Maupassant fait part de son mal-être :

(…) Je suis en ce moment en grande correspondance avec Mme Brainne, qui prend les eaux de Plombières. Elle m’envoie des encouragements, des exhortations à la patience et à la gaîté. Malheureusement je n’en profite guère. Je ne comprends plus qu’un mot de la langue française parce qu’il exprime le changement, la transformation éternelle des meilleures choses et la désillusion avec énergie, c’est : merde.
Le cul des femmes est monotone comme l'esprit des hommes. Je trouve que les événements ne sont pas variés, que les vices sont bien mesquins, et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases.

 

Dans sa réponse du 6 août, Flaubert écrit :

on a beau s’en défendre on est toujours flatté
de se voir le premier dans sa localité.
Que dites-vous de ces deux vers, mon bon? De qui sont-ils? De Decorde! il les a lus la semaine dernière à l’Académie de Rouen. Je vous prie de bien les méditer; puis, de les déclamer avec l’emphase convenable et vous passerez un bon quart d’heure.
Maintenant parlons de vous.
Vous vous plaignez du cul des femmes
qui est «monotone». Il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir. «Les événements ne sont pas variés. » Cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. « Les vices sont mesquins» mais tout est mesquin! « Il n’y a pas assez de tournures de phrases!» Cherchez et vous trouverez. Enfin, mon cher ami, vous m’avez l’air bien embêté, et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de putains ! trop de canotage ! trop d’exercice ! Oui monsieur ! Le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers. Faites-en ! « Tout le reste est vain ». A commencer par vos plaisirs, et votre santé; foutez-vous ça dans la boule. D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie ou plutôt d’une hygiène profonde.
Vous vivez dans un enfer de merde, je le sais, et je vous en plains du fond de mon cœur. Mais de 5 heures du soir à 10 heures du matin, tout votre temps peut être consacré à la muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons! mon cher bonhomme, relevez le nez ! A quoi sert de recreuser sa tristesse? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort. C’est le moyen de le devenir. un peu plus d’orgueil, saperlotte! Le «garçon» était plus crâne. Ce qui vous manque, ce sont «les principes». On a beau dire, il en faut ; reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un: tout sacrifier à l’Art. La vie doit être considérée par lui, comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doive se foutre, c’est de lui-même.
(…) Je me résume, mon cher Guy. Prenez garde à la tristesse. C’est un vice. On prend plaisir à être chagrin et quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère (…)
La correspondance de Flaubert occupe à elle-seule cinq volumes de la Pléiade de chez Gallimard.
Les éditions du Passeur ont publié des extraits de celle-ci dans leur collection de poche, que l'on peut acquérir pour de modiques sommes. Les échanges, comme on dit aujourd'hui, entre Flaubert et son protégé sont réunis dans La terre a des limites mais la bêtise humaine est infinie.