Piergiorgio Branzi |
[…] Sur les présentoirs, on avait disposé des piles de livres plus ou moins hautes ; certaines couvertures s'ornaient d'une critique écrite au feutre sur un papier de couleur bleue, orange, jaune. Une table regroupait tous les livres (essais ou romans) en lien avec le féminisme ; plus loin, une autre table disposait, en étoile, des essais pour alerter les lecteurs des dangers du réchauffement climatique. Je remarquai une affiche, avec des enfants tout sourire, noirs, blancs, jaunes. Sur cette affiche, en grosses lettres rouges, on lisait : « Son premier chef-d'œuvre. » Le mercredi et le samedi, la librairie proposait des ateliers d'écriture « pour les petits monstres », ce qu'il fallait traduire, pensai-je, par « vos enfants pleins d'imagination ». Des silhouettes en carton de Victor Hugo, de Marcel Proust et de Georges Simenon se détachaient, comme des ombres chinoises, sur un mur blanc. Hugo portait une crête de punk, Proust un maillot du PSG et Simenon fumait un joint. Yourcenar, plus loin, telle Marilyn Monroe, retenait sa robe blanche pour que le souffle du métro ne la soulève pas toute entière (la robe). Albert Camus stoppait un penalty tiré par Samuel Beckett. Les écrivains, ce ne sont pas des gratte-papier, puant le renfermé, la macération, le révolu, la droite, la vieillesse.
De pénétrer dans une librairie, gonflée des romans de la rentrée littéraire ou des livres dont on parle, m'avait toujours déprimé. A quoi bon, pensais-je, ajouter un volume de plus à cette frénésie commerciale ? J'avais aimé, dans les livres, le retrait du monde, le pas de côté, l'absence. Les libraires applaudissaient les stars du roman, la foule, la présence. C'est normal, ils avaient, pour survivre, l'obligation de vendre. Que le livre fût un produit me foutait le bourdon : ce n'était donc que ça ? Au mieux, un médicament pour l'âme, au pire, un passe-temps qu'on emportait à la plage, ou dans le train, par peur de rester seul avec soi ? Le livre, un divertissement ? Vraiment ? Je songeais que la littérature se trouvait plus sûrement au milieu d'une lande déserte, dans le vent, le sable, la nuit : la disparition.
Patrice Jean, La Vie des spectres,
Le Cherche Midi, 2024