lundi 30 septembre 2024

La disparition

Piergiorgio Branzi



[…] Sur les présentoirs, on avait disposé des piles de livres plus ou moins hautes ; certaines couvertures s'ornaient d'une critique écrite au feutre sur un papier de couleur bleue, orange, jaune. Une table regroupait tous les livres (essais ou romans) en lien avec le féminisme; plus loin, une autre table disposait, en étoile, des essais pour alerter les lecteurs des dangers du réchauffement climatique. Je remarquai une affiche, avec des enfants tout sourire, noirs, blancs, jaunes. Sur cette affiche, en grosses lettres rouges, on lisait : « Son premier chef-d'œuvre. » Le mercredi et le samedi, la librairie proposait des ateliers d'écriture « pour les petits monstres », ce qu'il fallait traduire, pensai-je, par « vos enfants pleins d'imagination ». Des silhouettes en carton de Victor Hugo, de Marcel Proust et de Georges Simenon se détachaient, comme des ombres chinoises, sur un mur blanc. Hugo portait une crête de punk, Proust un maillot du PSG et Simenon fumait un joint. Yourcenar, plus loin, telle Marilyn Monroe, retenait sa robe blanche pour que le souffle du métro ne la soulève pas toute entière (la robe). Albert Camus stoppait un penalty tiré par Samuel Beckett. Les écrivains, ce ne sont pas des gratte-papier, puant le renfermé, la macération, le révolu, la droite, la vieillesse.
De pénétrer dans une librairie, gonflée des romans de la rentrée littéraire ou des livres dont on parle, m'avait toujours déprimé. A quoi bon, pensais-je, ajouter un volume de plus à cette frénésie commerciale
? J'avais aimé, dans les livres, le retrait du monde, le pas de côté, l'absence. Les libraires applaudissaient les stars du roman, la foule, la présence. C'est normal, ils avaient, pour survivre, l'obligation de vendre. Que le livre fût un produit me foutait le bourdon : ce n'était donc que ça? Au mieux, un médicament pour l'âme, au pire, un passe-temps qu'on emportait à la plage, ou dans le train, par peur de rester seul avec soi? Le livre, un divertissement? Vraiment? Je songeais que la littérature se trouvait plus sûrement au milieu d'une lande déserte, dans le vent, le sable, la nuit: la disparition.

 

Patrice Jean, La Vie des spectres,
Le Cherche Midi, 2024

mardi 24 septembre 2024

Non-Lieu

Josef Smukrovich

 

L'épidémie solaire dévaste l'œil fou
Bleu comme un anus

Je me contemple
Je me regarde faire dans un monde uniformément moite
Enfant de poix
Enfant des gifles
Doux crottin crucifié
Je suis l'ange de sel

Petit démon de chiottes
Vêlé par hasard

Un nuage traîne dans ma vieille colonne vertébrale lacérée
J'ai des cinglances au sexe
Je crache noir
Un soleil dégluti

L'œil
L'œil fixe – c'est moi
Evêque rouge des somnolentes kermesses
Je crie à poings fermés
Naviguant le vagin clair et clos d'un univers de rage

 

 

Louis Calaferte, Non-Lieu,
Tarabuste éditeur, 1996

vendredi 20 septembre 2024

Des cornes pour se défendre



 

Les éditions belges du Sandre rééditent un recueil de 465 citations surréalistes concocté peu après un fameux mai par la regrettée Annie Le Brun. « 465 preuves de la vérité de tous les contes de fée, c’est-à-dire 465 preuves que, pour chacun à chaque fois, non seulement « il était une fois » mais que toujours il sera une fois, 465 preuves aussi singulières que plurielles, 465 preuves irréfutables et en même temps porteuses de la plus urgente question : «La médiocrité de notre univers ne dépendrait-elle pas de notre pouvoir d’énonciation?», nous demande-t-elle dans sa préface d'avril 2023. C'est incontournable, stimulant, un volume agréable dans les mains et dans les têtes, et donne envie, en ce centenaire du surréalisme qu'il ne faut aucunement fêter comme il se doit, de relire dans un coin quelques vers de Péret, Breton, Soupault et cie. Sans oublier Cravan, qui estimait que « Si la théorie des influences des milieux a du vrai je m'étonne que le génie n'ait pas des cornes pour se défendre».



Quelques semaines avant sa disparition, Annie Le Brun déballait sa bibliothèque ici.

jeudi 19 septembre 2024

Encore !

 

Ando Fuchs

 

A force de nous habituer à l'inacceptable, nous finirons par l'aimer, et à en redemander.

 

Fabiano Mandarini
trad. maison

samedi 14 septembre 2024

Un homme de son temps


Sten Didrik Bellander

 

 

De celui dont nous disons qu'il est un «homme de son temps », nous ne faisons que remarquer qu'il coïncide avec la majorité des imbéciles du moment.

 

Nicolas Gomez Davila, Carnets d'un vaincu,
trad. Alexandra Templier, L'Arche

mardi 10 septembre 2024

Comblé

Karel Hajek

 

Je supprimai de mon vocabulaire mot après mot. Le massacre fini, un seul rescapé : Solitude. Je me réveillai comblé.

 

Cioran, De l’inconvénient d’être né

samedi 7 septembre 2024

Je vis ailleurs

Edouard Boubat

 

je vous tire la bourre
et je vous fais l'amour
je rêve toujours 

je vis ailleurs
j'ai toujours été un rêveur
on se retrouvera dans d'autres draps
et d'autres poils de rats 

la vie je ne sais pas
elle n'a jamais été la mienne
j'ai lu Milarépa
j'ai dîné sur la mer Caspienne 

mais non, je ne sais rien
je n'ai pas eu le droit d'aînesse
je suis un acarien dans le lit des princesses

 

Hervé Prudon, Au matin j'explose,
ed. du ricochet, 1999

vendredi 6 septembre 2024

Dans le même temps

Gilles D'Elia




Emmanuel Macron, chef de l’État français, ment.
Le mensonge, en politique, n’est certes pas complètement nouveau
: d’autres l’ont pratiqué avant lui, mais de manière intermittente, et en assumant à peu près cette sournoiserie, fût-ce sous le sceau de la plaisanterie méchante. On se rappelle que feu Charles Pasqua, qui fut l’un des ministres de l’Intérieur les plus droitiers de la Cinquième République, se plaisait à théoriser que « les mensonges» politiciens «n’engagent que ceux qui les croient».
Mais Emmanuel Macron se signale par cette singularité, tout à fait inédite, elle, qu’il ment toujours plus effrontément.
Il bafoue quotidiennement la vérité des faits.
Il nous explique, très tranquillement, que nous n’entendons pas ce que nous entendons, et que nous ne voyons pas ce que nous voyons.
Lorsqu’il déverse des centaines de milliards d’euros dans les poches des Français les plus aisés, par exemple, c’est pour mieux soutenir qu’il n’est absolument «
pas le président des riches». Et lorsqu’il accable les plus pauvres – qui selon lui «ne sont rien» – de son incommensurable mépris, c’est pour mieux soutenir qu’il «aime notre pays et nos compatriotes».
Quotidiennement, il remplace donc la réalité par une «
vérité» alternative, où ses incessantes brutalités deviennent des preuves d’amour.
Cette politique du mensonge érigé en régime de gouvernement alimente évidemment la défiance à l’égard de la parole publique dans laquelle prospère la démagogie réactionnaire. Elle constitue probablement la principale contribution du chef de l’État à l’extrême droitisation du pays qui l’a élu président sur la promesse qu’il ferait, nous allons y revenir, «
barrage aux idées de l’extrême droite». Car c’est la droite nationaliste, intégralement construite dans la forgerie de dangers imaginaires, qui profite au premier chef de ce brouillage général des repères permettant de distinguer le vrai du faux. Mais, au-delà de cet apport essentiel, Emmanuel Macron, depuis le tout début de son règne, a constamment œuvré à la normalisation de cette extrême droite qu’il avait pourtant promis de contenir.
Il lui adresse régulièrement des signaux très directs, comme autant de témoignages de sa complaisance, lorsqu’il décide par exemple
– avant de renoncer à ce sordide projet– d’«honorer» la mémoire du «grand soldat» Pétain. Ou lorsqu’il accorde un entretien exclusif à un magazine condamné pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre les Roms. Ou encore quand il apporte son soutien à un éditocrate condamné, lui, pour provocation à la haine contre les musulmans.
Dans le même temps, le chef de l’État, secondé par quelques ministres profondément réactionnaires, fait aussi d’autres cadeaux à l’extrême droite
– en imposant des politiques brutales qui aggravent les inégalités et exacerbent les tensions, et en déchaînant contre les protestataires des répressions d’une violence stupéfiante.
En cela
: Emmanuel Macron peut être considéré comme un fourrier du fascisme, dont il prépare, par son autoritarisme, le très possible avènement.

 

Sébastien Fontenelle, Macron et l'extrême droite : Du barrage au boulevard,
Massot Editions, 2023

mercredi 4 septembre 2024

Quoi que vous en pensiez

Peter Turnley

 

Je ne veux pas me dépeindre en long et en large, comme certains. Je ne suis pas de ce genre-là, quoi que vous en pensiez. Quoi que vous en pensiez, je suis un garçon simple qui s'arrange pour ne pas faire parler de lui malgré le génie qu'il a.

 

Louis Calaferte, Paraphe, Arléa