samedi 22 juin 2024

Chasse à l'homme

Saman Nevis


Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? Qu'est-ce qui n'est pas clair pour toi ? On a dix ans de différence d'âge et c'est toi qui ne comprends rien ? Tu le fais exprès ? Je ne suis pas une fille facile, paraît-il. Si j'avais couché ou sucé toutes les fois où on me l'a demandé, si j'avais cédé ne serait-ce qu'une seule fois, j'aurais eu une autre carrière, crois-moi. J'aurais peut-être même fait de la politique… Je pourrais en raconter des histoires, je ferais la une des journaux et bien des salopards tomberaient. Mais ce n'est pas le sujet. Quand même, toutes ces filles qui se réveillent des années après, et qui racontent comment dans la chambre d'hôtel, dans la suite de tel producteur, elles ont été agressées, ça me fait doucement marrer. Que pensaient-elles trouver en acceptant l'invitation de ces ordures ? A Cannes, par exemple. Tous les grands hôtels vous proposent des salons privés, n'importe quel lounge bar vous installe en un clin d'œil un paravant et hop !, vous êtes tranquilles pour évoquer un projet de film ou de série, pour lancer la machine à séduction. Mais pénétrer dans la chambre d'un producteur, c'est autre chose. Personne ne les y oblige. Des prétextes pour ne pas tomber là-dedans, tu en as toute une liste, même avant MeToo. Entendons-nous bien, je n'excuse pas ces salauds, mais ces filles sont plutôt connes voire malhonnêtes, non ? Enfin, ce n'est pas le sujet... C'est l'actuelle chasse à l'homme qui te fait peur ? Je blague. A peine…Puisqu'il faut tout te dire noir sur blanc, je vais le faire. Des aventures d'une nuit, j'en ai eu aussi, je ne suis pas une oie blanche, comme on dit. Des mecs croisés au cours d'une soirée, dans une boîte, une fête, que tu connais à peine, mais tu as un peu bu et fumé et ils font l'affaire pour t'envoyer en l'air ce jour-là. Et le lendemain, merci, c'était cool, bon vent, ciao. Parfois, quand tu te réveilles, tu vois la gueule du type, tu te demandes comment tu as pu faire, mais bon, les hommes connaissent ça aussi… Avec toi, je savais que ça n'aurait rien à voir. D'ailleurs, on n'a rien vu. Pardon, tu me connais, c'était là, sous la langue… Plus on se fréquentait, plus tu m'attirais. Et ce n'était pas facile. Pas seulement en raison de l'âge. Tu devais le sentir, toi aussi, ne fais pas semblant de tomber des nues. Ou alors, t'es complètement stupide. Il y avait le boulot, où on a accroché très vite, et puis les apéros, les dîners, les soirées avec les autres mais que l'on passait toujours côte à côte, et c'est ensemble, tous les deux seulement, qu'on allait voir une expo ou un film… Tous ces livres, les disques, que tu m'as fait découvrir... Nos conversations interminables, quand on refaisait le monde, comme on dit dans ton pays... Nos séances de karaoké bourrés... Je n'ai jamais autant ri avec quelqu'un, je me suis beaucoup amusé même lorsque nous ne faisions que muser… Encore un verbe que tu m'as appris... Je t'ai toujours senti hésitant. Je me suis même demandé si tu ne me trouvais pas trop bête pour toi, ou si tu ne m'avais pas placé sur une liste d'attente. J'avais l'impression que tu pouvais avoir toutes les filles que tu désirais. Que je ne t'intéressais pas ou plus... Quand tu m'as présenté tes enfants, j'ai voulu prendre des distances, j'ai lutté, mais je reconnais que ça n'a rien changé à mon attirance pour toi. Tu étais devenu une obsession, et une souffrance. Oui, une souffrance. Car rien ne se passait. Que je ne crois pas en l'amitié entre une fille et un garçon. Du moins quand cette ambiguïté, cette attirance, existe. Les causes perdues, c'est beau, c'est romantique, mais j'ai passé l'âge, tu comprends ? Récemment, plus tu prenais de mes nouvelles, sur un ton léger, avec nos références et nos blagues préférées, plus ça me détruisait. Je n'ai pas le cœur, la force de maintenir ce lien avec toi. Et je ne veux pas que tu m'exposes ta version des choses. Je ne peux l'entendre. On se voit aujourd'hui pour que tu ne t'inquiètes pas pour moi, que tu vois que je vais bien, que tu connaisses la raison de mon silence. Et te dire qu'on ne se reverra plus. Je commence à retrouver la vie que je menais avant de te rencontrer. Je sais que ce que ce rendez-vous ne va pas forcément me faire du bien, que, dans cinq minutes, quand je vais repartir, je vais très certainement de nouveau souffrir, mais je tenais à clarifier les choses. Fais-moi plaisir, ne dis rien, reste à ta place, je vais me lever, régler ce mauvais vin et disparaître définitivement de ta vie.

 

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