mercredi 26 juin 2024

Le signe de la Sottise

André Kertész

 

Dès sa sortie du camp de prisonniers, Raymond Guérin passe quelques jours à Paris, renoue avec le milieu littéraire auquel il n'appartiendra jamais vraiment, puis regagne Périgueux où l'attend Sonia, qui va devenir sa femme. Ensemble, ils effectuent un court séjour dans la capitale en avril 1944 .

Poussés par une sorte de curiosité, nous voulions S[onia] et moi nous faire une idée de ce Paris depuis quatre ans submergé par la Barbarie. Que restait-il de son charme passé, de son mouvement, de son éclat, de son luxe, de ses spectacles, de ses nuits ? Durant les premiers jours nous sommes beaucoup sortis, à toutes les heures possibles, dans tous les quartiers, en quête des endroits particuliers. Mais nous n'avons pas tardé à être blasés. Que de médiocrité, que de laideur partout ! Les théâtres et les cinémas, à une ou deux exceptions près, sont d'un niveau sordide. Toutes ces pièces, tous ces films sont creux et mauvais. Autrefois, personne ne se serait dérangé pour les voir. Que dis-je? Aucun directeur de salle n'aurait accepté de les montrer, de les visionner. Il aurait fait faillite. Mais aujourd'hui que nous vivons sous le signe de la Sottise, on se demande quelles abjections ce public abêti n'irait pas voir, on se demande quels navets on ne pourrait pas lui faire avaler, on se demande quelle ineptie aurait le pouvoir de le faire s'indigner. La veulerie, la faculté d'acceptation au pire de ce public est inouïe.

 

 

Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude

samedi 22 juin 2024

Chasse à l'homme

Saman Nevis


Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? Qu'est-ce qui n'est pas clair pour toi ? On a dix ans de différence d'âge et c'est toi qui ne comprends rien ? Tu le fais exprès ? Je ne suis pas une fille facile, paraît-il. Si j'avais couché ou sucé toutes les fois où on me l'a demandé, si j'avais cédé ne serait-ce qu'une seule fois, j'aurais eu une autre carrière, crois-moi. J'aurais peut-être même fait de la politique… Je pourrais en raconter des histoires, je ferais la une des journaux et bien des salopards tomberaient. Mais ce n'est pas le sujet. Quand même, toutes ces filles qui se réveillent des années après, et qui racontent comment dans la chambre d'hôtel, dans la suite de tel producteur, elles ont été agressées, ça me fait doucement marrer. Que pensaient-elles trouver en acceptant l'invitation de ces ordures ? A Cannes, par exemple. Tous les grands hôtels vous proposent des salons privés, n'importe quel lounge bar vous installe en un clin d'œil un paravant et hop !, vous êtes tranquilles pour évoquer un projet de film ou de série, pour lancer la machine à séduction. Mais pénétrer dans la chambre d'un producteur, c'est autre chose. Personne ne les y oblige. Des prétextes pour ne pas tomber là-dedans, tu en as toute une liste, même avant MeToo. Entendons-nous bien, je n'excuse pas ces salauds, mais ces filles sont plutôt connes voire malhonnêtes, non ? Enfin, ce n'est pas le sujet... C'est l'actuelle chasse à l'homme qui te fait peur ? Je blague. A peine…Puisqu'il faut tout te dire noir sur blanc, je vais le faire. Des aventures d'une nuit, j'en ai eu aussi, je ne suis pas une oie blanche, comme on dit. Des mecs croisés au cours d'une soirée, dans une boîte, une fête, que tu connais à peine, mais tu as un peu bu et fumé et ils font l'affaire pour t'envoyer en l'air ce jour-là. Et le lendemain, merci, c'était cool, bon vent, ciao. Parfois, quand tu te réveilles, tu vois la gueule du type, tu te demandes comment tu as pu faire, mais bon, les hommes connaissent ça aussi… Avec toi, je savais que ça n'aurait rien à voir. D'ailleurs, on n'a rien vu. Pardon, tu me connais, c'était là, sous la langue… Plus on se fréquentait, plus tu m'attirais. Et ce n'était pas facile. Pas seulement en raison de l'âge. Tu devais le sentir, toi aussi, ne fais pas semblant de tomber des nues. Ou alors, t'es complètement stupide. Il y avait le boulot, où on a accroché très vite, et puis les apéros, les dîners, les soirées avec les autres mais que l'on passait toujours côte à côte, et c'est ensemble, tous les deux seulement, qu'on allait voir une expo ou un film… Tous ces livres, les disques, que tu m'as fait découvrir... Nos conversations interminables, quand on refaisait le monde, comme on dit dans ton pays... Nos séances de karaoké bourrés... Je n'ai jamais autant ri avec quelqu'un, je me suis beaucoup amusé même lorsque nous ne faisions que muser… Encore un verbe que tu m'as appris... Je t'ai toujours senti hésitant. Je me suis même demandé si tu ne me trouvais pas trop bête pour toi, ou si tu ne m'avais pas placé sur une liste d'attente. J'avais l'impression que tu pouvais avoir toutes les filles que tu désirais. Que je ne t'intéressais pas ou plus... Quand tu m'as présenté tes enfants, j'ai voulu prendre des distances, j'ai lutté, mais je reconnais que ça n'a rien changé à mon attirance pour toi. Tu étais devenu une obsession, et une souffrance. Oui, une souffrance. Car rien ne se passait. Que je ne crois pas en l'amitié entre une fille et un garçon. Du moins quand cette ambiguïté, cette attirance, existe. Les causes perdues, c'est beau, c'est romantique, mais j'ai passé l'âge, tu comprends ? Récemment, plus tu prenais de mes nouvelles, sur un ton léger, avec nos références et nos blagues préférées, plus ça me détruisait. Je n'ai pas le cœur, la force de maintenir ce lien avec toi. Et je ne veux pas que tu m'exposes ta version des choses. Je ne peux l'entendre. On se voit aujourd'hui pour que tu ne t'inquiètes pas pour moi, que tu vois que je vais bien, que tu connaisses la raison de mon silence. Et te dire qu'on ne se reverra plus. Je commence à retrouver la vie que je menais avant de te rencontrer. Je sais que ce que ce rendez-vous ne va pas forcément me faire du bien, que, dans cinq minutes, quand je vais repartir, je vais très certainement de nouveau souffrir, mais je tenais à clarifier les choses. Fais-moi plaisir, ne dis rien, reste à ta place, je vais me lever, régler ce mauvais vin et disparaître définitivement de ta vie.

 

jeudi 13 juin 2024

Une évidence

Jakob Tuggener



 

il maintient le livre à plat
sur la table
entre clavier et tasse
copie péniblement cette phrase
qui éveille en lui un sentiment confus
fait de remords de honte
d'autre chose également
qu'il ne sait nommer
une évidence

fait quelques pas dans la cuisine
se ressert un verre qu'il vide
méticuleusement
puis un autre
bientôt ce petit mazelet
de guy et marie taboulay
rejoindra les autres cadavres
qui attendent par terre
d'être emmenés au container

toute une vie à tourner des pages
quand il aurait pu s'investir
davantage
dans le ménage
se former au jardinage 
au bricolage
au patinage
(artistique)
quel con se dit-il

les mots de son auteur favori
semblaient perdre de leur force
en prenant forme
dans la lumière blanche
sous la robe de ce cépage
pourquoi ne parvient-on à dire
toutes ces choses essentielles
aux gens que l’on aime
qu’après leur mort ?

la fatigue finirait par l'en dissuader
le mal gagnait chaque jour du terrain
un retour sur scène après tant d'années
sous silence
loin des hommes
jugée plutôt incongrue
cette dernière disparition
ne pouvait passer qu'inaperçue

je ne suis plus là
crions-nous

 

charles brun, cuisine et dépendance



dimanche 9 juin 2024

Dois-je continuer ?

William Witt

 

 

Le quinquagénaire ne savait que penser. Son esprit choisit la facilité et il se dit que cette fille est une salope, il la tringlera quand il voudra, où il voudra, sur un tas de foin. Il vida son verre, baissa les yeux sur le bois de la table.
— On peut savoir pourquoi vous marchez dans une combine comme celle dont il est question ?
Cash eut une moue ironique.
— Je suis pour l’harmonie universelle, dit-elle, et pour la fin du pitoyable État civilisé. Sous mon apparence froide et apprêtée se cachent et bouillonnent les flammes de la haine la plus brûlante à l’égard du capitalisme technobureaucratique qu’a le con en forme d’urne et la gueule en forme de bite. Dois-je continuer
?
Épaulard la regardait, l’œil rond.
— T’esquinte pas, camarade, dit Buenaventura. C’est la grande incompréhensible, cette morue.

Jean-Patrick Manchette, Nada (1974)

vendredi 7 juin 2024

Le beau temps

Je ne paie pas de mine en ce moment mais
Quand j'aurai réglé mes dettes
J'aurai sûrement un nouveau costume
Et toi, sûrement,
Tu ne m'aimeras toujours pas.
Mais les dimanches soirs
Quand je passerai dans ton quartier,
Bien mis,
Penses-tu qu'à mon tour
Je t'accorderai le même prix ?

 

 ***

 

J'aurais pu me fâcher
Contre les gens que j'aime
Si aimer
Ne m'avait appris
À habiter la mélancolie.

 

 ***

 

Puisque je n'aime plus
A quoi bon venir encore
Devant le bar
Où je buvais tous les soirs
En pensant à elle ?

 

 ***

 

Le beau temps m'a perdu.
Par un temps pareil j'ai démissionné
De mon poste d'employé,
Par un temps pareil j'ai pris goût au tabac,
Par un temps pareil je suis tombé amoureux ;
Par un temps pareil j'ai oublié
D'amener à la maison le sel et le pain ;
Par un temps pareil, toujours
Ma frénésie d'écrire des poèmes resurgit.
Le beau temps m'a perdu.

 

 

Orhan Veli, Va jusqu'où tu pourras
trad. Elif Denitz, avec François Graveline
ed. Bleu autour, 2009

mercredi 5 juin 2024

Passer le temps

 

Bogdan Dziworski

 

Toutes ces belles femmes pensent
Que chacun de mes poèmes d'amour
Leur est destiné
Malheureusement
Je sais bien que je les écris
Pour passer le temps.

 

Orhan Veli, Va jusqu'où tu pourras
trad. Elif Denitz, avec François Graveline
ed. Bleu autour, 2009


lundi 3 juin 2024

Rien d'autre ne m'intéresse

– Que ferez-vous si un jour vous n'avez plus d'idées ?

– Ce genre de questions ne rime à rien. C'est comme si vous demandiez à une cantatrice ce qu'elle ferait si elle n'avait plus de voix. Que devrait-elle répondre ? Qu'elle chanterait des airs muets ? De toute façon, chaque fois qu'on a écrit quelque chose, on croit que c'est fini, qu'on ne peut plus et qu'on ne veut plus. Mais rien d'autre ne m'intéresse.

– Et si vous rencontriez demain le grand amour ?

– Je ne pourrais pas l'empêcher. 

 

Cet entretien accordé par Thomas Bernhard à André Muller en 1979 est publié chez nous en 1986 par Maurice Nadeau dans Ténèbres, qui constitue alors le premier recueil critique autour de l'auteur de La Platrière. Claude Porcell, traducteur du théâtre de Bernhard, était aux manettes. Aussi l'annonce d'une prochaine édition poche de Ténèbres, chez le même Nadeau, a suscité notre intérêt, ne serait-ce que pour laisser reposer l'édition grand format, fragile et devenue rare– mais nullement épuisée. Or, curiosité du monde de l'édition, cette version poche, bien que portant le titre de l' originale, et orchestrée par le même éditeur, est amputée de deux tiers des textes, dont la préface de Porcell et son essai sur le théâtre de Bernhard sans parler de la photo de couverture, elle aussi disparue!
Il y a tant de textes de Thomas Bernhard inédits dans notre langue qu'on est à bon droit déconcerté devant ce type de démarche éditoriale.