mardi 13 février 2024

Des nouvelles du fou sans folie


Jacques Sassier

Les archives de Cioran sont, semble-t-il, un trésor inépuisable et, à coup sûr, inestimable pour tous les dangereux fanatiques du fou sans folie roumain. En attendantcombien de temps encore?! la publication de la suite de ses Cahiers, Gallimard nous livre aujourd'hui une sélection de sa correspondance. Quelques cent soixante lettres, la plupart inédites, écrites entre 1930 et 1991, et adressées à sa famille, ses amis, des proches, mais aussi des lecteurs. Sans oublier celle qu'il surnommait la «Tzigane», et dont il s'était épris à plus de 70 balais... En ouverture, on relira non sans plaisir un texte qui donne le titre au recueil et que la NRF avait publié dans un numéro de 1993 et dont voici un extrait.

Ayant eu la chance de n’avoir jamais pratiqué un métier ni travaillé à des livres sérieux, j’ai disposé à travers les années d’énormément de temps, faveur réservée, en principe, aux clochards et aux femmes. Des clochards, il y en a de plus en plus mais ils ne daignent pas écrire ; quant aux femmes, elles vont maintenant au bureau, enfer idiotisant. La lettre comme genre est menacée, car ce sont elles qui y excellaient. On n’imagine pas aujourd’hui une Mme du Deffand, sinon la plus grande, assurément la plus profonde des épistolières (…) j’ai écrit un nombre considérable de lettres. Pour la plupart, elles se sont perdues, celles de ma jeunesse surtout. Si je le déplore, ce n’est pas parce qu’elles avaient la moindre valeur objective mais parce que c’est seulement par elles que j’aurais pu retrouver celui que j’étais avant mon arrivée en France, à l’âge de vingt-six ans. L’unique moyen de reconstituer ce personnage me faisant défaut, je n’en conserve plus qu’une image abstraite. J’habitais une ville de province d’où j’écrivais à une amie de Bucarest, actrice et… métaphysicienne, de longues lettres sur ma condition de fou sans folie, qui est bien l’état de quiconque est déserté par le sommeil. Eh bien, elle devait me raconter, il y a quelques années, qu’elle avait jeté au feu, par une frousse très peu métaphysique, mes élucubrations épistolaires. Ainsi disparaissait le seul document capital sur mes années infernales (...)

 

Cioran, Manie épistolaire. Lettres choisies,1930-1991
édition et traductions de Nicolas Cavaillès,
Gallimard, 2024

 

 

A noter que De la France et Des larmes et des saints viennent d'être réédités chez L'Herne.


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