Je n'ai pas vu le film de Tarantino dans lequel on peut entendre un morceau d'un certain Dege Legg, que je ne connaissais pas jusqu'ici. Je lis son journal de bord tenu au début des années 2000. A cette époque, le musicien originaire du sud des Etats-Unis, était sans groupe, sans travail, sans un rond et sans maison – et sans Tarantino. Un boulot de chauffeur de taxi va lui permettre de survivre durant cinq ans. Nous sommes à La Fayette (Louisiane). Ça débute comme ça :
C’est le terminus. Je vis dans un motel miteux à Lafayette, Louisiane.
Chambre 109. Cent-soixante-cinq dollars la semaine. J’ai quatre-vingt-un
dollars en poche et pas de boulot. La plupart des résidents sont des
alcooliques invétérés. Ils boivent de la mauvaise bière, traînent sur le
parking, et voient leurs espoirs partir en fumée, accompagnés du murmure de la
télé et des grondements du trafic routier. Il n’y a rien à faire ici que
ressasser des rêves tombés en ruine. C’est ici, dans ces motels, que le
capitalisme percute la triste réalité des perdants sur la pente sordide de la
déchéance. C’est le dernier arrêt avant la clochardisation, à une centaine de
mètres des voies ferrées. C’est ici que votre dîner tombe d’un distributeur
automatique. C’est ici que l’Amérique vient pour mourir ou essayer de se cacher
de l’inéluctable. Cet endroit est comme un manège abandonné, à demi enfoui sous
le sable. Tout y est soumis au temps et se dérobe. Personne n’en a rien à
faire. Ni n’essaie de donner le change. Les gens ici ne font qu’exister et
survivre, pendant que les prostituées écrasent des mouches, que les junkies
errent sur le bitume décoloré par le soleil, et que d’anciens forains jouent
avec le feu et fouillent les vestiges d’une vie révolue, saluant de la main des
fantômes, tirant sur des cigarettes bon marché et buvant des bières meilleur
marché encore.
Alors que l’immense soleil
Pèse et nous écrase.
C’est impitoyable
Et sans issue pour l’instant.
Il y a une semaine, je vivais dans une maison avec trois chambres, un jardin,
un chien et un lave-vaisselle. Aujourd’hui, je suis dans ce motel merdique.
Seul et presque sans un rond. Mais étrangement, je suis plus libre que je ne
l’ai jamais été, parce que j’ai déjà perdu cette étape de la course. Et la
chute n’est pas si loin. C’est comme une trêve dans une guerre contre tous. Je
ne suis pas heureux. Je ne suis pas triste. Je suis seulement coincé ici. En
suspens. Dans l’attente.
Je regarde par la fenêtre,
Mes poings accrochés aux barreaux,
Et je rêve
Et me demande quelle sera la suite.
Je suis aussi vivant que n’importe qui et pas plus mort qu’un autre. Il n’y
a pas d’espérance ici. Toutes les promesses ont été rompues comme des prières
de la dernière chance dans l’abattoir de l’amour. Avant que le couperet ne
tombe. Personne ne vient ici pour que l’on se souvienne de lui. On vient ici
pour oublier. Et être oublié.
Dege Legg, Cabdriver
Trad. Dennis Crowch
Ed. du Sonneur, 2023