Bert Hardy |
C'était une nuit merveilleuse dans l'ancien quartier espagnolà deux pas du meublé qu'occupaient mes parents à ma naissance –
Oui, Escudero, Belleville avait beaucoup changé.
C'était un hiver d'avant les téléphones dans la poche,
les algorithmes rimant nos amours,
l'intelligence artificielle anticipant nos pensées,
la reconnaissance faciale inspectant nos mouvements
et les seins en Silicon Valley…
Elle attendait au fond du bistrot, les yeux perdus dans un magazine féminin, certainement quelqu'un qui n'arrivait pas
quand au comptoir, je ne voyais rien, comme dans une chanson
de Joe Dassin,
embourbé dans les idées des autres, mots de nouvelles pages.
Ma seule attente était d'échapper à l'enfer où vivaient
toutes sortes d'hommes irrités et capricieux,
dérober à chacun de mes passages dans cette grande enseigne
de la culture de masse du ventre de Paris,
un ou deux bouquins au hasard,
les boire le soir dans un bar.
Fragile petite brune à peine sortie de l'adolescence,
mon innocente Nastienka espérait un premier chagrin d'amour comme on espère la révolution.
Six bières tièdes, quatre vodkas, deux vins chauds, une nouvelle russe et trois aphorismes franco-roumains durant,
elle a accordé quelques notes de sourire sans même penser à s'éclipser au sous-sol histoire de solidifier son drame en cours,
tandis que je pérorais sans fin,
oubliant n'avoir rien avalé depuis le matin,
songeant que je n'avais partagé le lit d'une telle insolence depuis des siècles.
Elle était en manque de justice et de liberté,
exécrait ce monde qu'elle sentait basculer toujours un peu plus dans l'ignomie,
me contait sa peur des hommes,
moi, celle de l'inconnue,
et plus je me collais à elle sur la vieille banquette en skai rouge défoncée,
plus elle riait de mon allure caricaturale et perdue – éperdue ?, je n'ai pas bien entendu – d'artiste de la faim.
La tentation était grande pour nous deux de ne plus jamais dormir,
d'enfin passer à autre chose,
comme on écrit sur papier glacé entre deux publicités.
Le patron feignait de ne pas nous mettre à la porte lorsqu'elle m'a supplié à l'oreille de la raccompagner chez elle,
en grande banlieue.
Nous avons marché ivres main dans la main le long du fleuve gelé
désert à minuit en ces temps-là,
le printemps et le grand soir attendront, s'emmitouflait-elle encore à l'autre bout de la ville,
m'offrant un dernier regard de fougue et de feu,
tout comme l'amour, pensais-je, en la voyant disparaître seule dans un taxi au cœur de notre nuit blanche.
Ce matin, trente ans plus tard,
j'ai craché à la sauvette sur ce trottoir
où nous nous sommes soûls tenus la main,
parmi nos enfants zombifiés dans l'isoloir à codes barres,
connectés tatoués vidéo-surveillés
à mobilité douce et aux rêves monétisés,
aucun parfum de souffre ne faisait renaître la flamme,
aucun éclat de rire ne consolait tristesse.
charles brun, love souvenirs flous d'un vieux con, tome III
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