mardi 27 avril 2021

L'insaisissable

Ruth-Marion Baruch


Le raseur est un personnage universel, odieux, désagréable et malheureusement invincible. Personne ne peut se mesurer à lui. Il remonte à des temps lointains. Je n’en suis pas certain, mais, probablement, Dieu était déjà un raseur. Ou à défaut, certains singes. A travers des siècles d’histoire, personne n’est véritablement parvenu à avoir le dessus sur un raseur de façon définitive, irréversible. Aucun sortilège, ennui, voile, sac plastique ou prise de karaté ne peut aimablement le faire taire. Etre raseur lui octroie une existence. C’est une vocation. S’il était payé pour exercer cette fonction, il ne s’en sortirait pas aussi bien. C’est en lui. Les raseurs meurent-ils ? Oui, probablement, mais ne nous en réjouissons pas pour autant. Un raseur disparaît et un autre, encore plus insupportable le plus souvent, prend sa place. C’est une joie éphémère qui mène au découragement. 
Le raseur est insaisissable. Il peut parler, parler et parler du même sujet sans être à court de mots, et, lorsque cela arrive, il reprend dès le début. Son blablabla va et vient, malheureusement toujours au rendez-vous, infaillible, comme lorsque nous annonçons que demain le soleil se lèvera à l’est comme tous les jours précédents. Bien entendu, le raseur suscite chez ses victimes les pensées les plus extrêmes. Dans Crimes exemplaires, Max Aub évoque cette femme qui met fin à la vie d’une autre parce que cette dernière était incapable de fermer la bouche. « Toujours en train de parler. Moi, je suis une bonne maîtresse de maison. Mais cette grosse femme de ménage ne faisait que parler, parler, parler. Où que je fusse, elle me retrouvait et se mettait à parler. Elle parlait de tout et de rien, peu lui importait. La renvoyer pour ce motif ? J’aurais dû lui verser trois mois de salaire. Et puis, elle pouvait très bien me jeter un mauvais sort. Même aux toilettes : et ceci, et cela, et bien plus encore. Je lui ai mis la serviette dans la bouche pour la faire taire. Ce n'est pas ce qui l'a tuée. C'est de parler : les mots ont éclaté à l’intérieur ». 
Le raseur possède le don de l’éternel retour. C’est ce qui le rend si singulier. Tout raseur, lorsque nous passons cinq minutes en sa compagnie, suscite en nous la même question: «Il ne va pas recommencer ?» Que deviendrait la fonction de raseur si celui-ci ne nous parlait de quelque chose que nous savons déjà parce que précisément, il nous en a déjà parlé? Naturellement, le raseur ne comprend pas qu’il l’est. Nous rencontrons ainsi certaines personnes vraiment casse-pieds qui se plaignent des raseurs qui, à leur tour, estiment que les raseurs, ce sont les autres. Si au moins le raseur était conscient de la souffrance de ses victimes, s’il pouvait se regarder dans la glace en se disant : «Mon dieu, que je suis pénible!», il jouirait certainement davantage des saloperies qu’il dissémine autour de lui par le simple fait de parler. 
S’il cessait de l’être un jour, s’il se taisait, qui peut dire que la calamité n’en finirait pas avec lui de l’intérieur, comme dans le texte de Max Aub. Il n’est pas utile de se plaindre, et encore moins de dire à un raseur : «Tu sais que tu me casses les pieds? » Il partirait dans un éclat de rire avant d’ajouter : «Que tu es drôle!» De même le recours aux monosyllabes censés clore une discussion est peu efficace. Tout comme les grimaces. Ou un bâillement. Jamais le raseur ne nous prêtera attention. Il est trop occupé à nous parler. Or, cela ne veut pas dire qu’il se moque de nous, il est tout simplement incapable de nous écouter. D’ailleurs, il ne le souhaite pas. Le raseur ne se sent jamais visé, ni offensé. Il finit toujours par l’emporter. Nous devrons nous contenter de tomber un jour sur un raseur nouveau, qui nous enquiquinera avec un nouveau sujet, un peu moins fatigant. 
Le raseur pourrait, dans un moment de grand désarroi, se mettre à parler avec une rivière, une serviette, un escalier ou une bouteille d’eau minérale vide. Pourquoi pas. Rien n’affecte son moral. Il y a quelques jours, j’ai reçu un appel d’un journaliste d’Orense retraité et assez casse-pied, et j’ai décroché. Après quelques secondes, j’ai activé le haut-parleur et abandonné le téléphone sur la terrasse, fait un saut aux toilettes puis dans la cuisine où je me suis préparé un sandwich. A mon retour, il parlait toujours. Il n’a même pas demandé : «Tu es toujours là? Tu me suis?» Il y a toujours un moment où le raseur oublie qu’il s’adresse à quelqu’un en particulier. Nous ne pouvons écarter l’hypothèse que dans son esprit le pire serait d’être amène.

 


Juan Tallón, chronique Restez bourrés,
El Progreso, 23 avril 2021,
traduction maison

 

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