Lundi, les circonstances, mauvaises, m'ont entraîné dans une errance sous la pluie glaciale. Des mois que je n'avais pas roulé dans les rues parisiennes, toujours plus encombrées de deux roues, avec ou sans moteur, d'engins indéfinissables pour le quinqua abruti que je suis, de chaussées rétrécies, de travaux en tous genres et de particules de moins en moins fines.Inadapté à l'époque, je garde cette aversion incurable pour les achats en ligne. M'est encore collée à la peau du crâne ce goût démodé, proscrit, pour la flânerie, la surprise, la découverte. Des mois que je me dis, Bon, faut que j'aille faire un saut chez Gibert, ils ont tel titre en solde, introuvable ailleurs, tel autre. Mais ce lundi, une fois sur place, je fus vite étourdi par la clientèle qui, certes clairsemée, constituait rapidement, pour le solitaire que je suis désormais, une foule terriblement asphyxiante. L'amnésie, elle aussi certainement incurable, me gagnait ou tout simplement se révélait dans toute sa splendeur à la lumière des néons. Je me suis donc limité à fouiller les étagères de quelques valeurs sûres. Des auteurs fétiches dont il me reste un ou deux titres à lire, parfois plus. Combien sont-ils, ces écrivains consolateurs, qui me réchauffent la carcasse, ces livres qui absorbent tout ce qui me reste d'esprit après seulement quelques lignes ? Je ne suis reparti qu'avec un seul volume. Car en solde, oui, mais à 15 balles tout de même. Une petite économie de 8.50 euros si je compare le prix avec celui de l'exemplaire neuf. Les salauds, ils proposent leurs bouquins d'occasion à des sommes de plus en plus élevées. Et finissent par pousser les pauvres lecteurs pauvres vers le piège de la toile qui tôt ou tard finira par les écraser. C'est décidé, je le prends mais on ne m'y reprendra plus. Ce livre, dense, c'est le premier récit de Thomas Bernhard, Gel, publié en 1963, année comme on le sait épatante, et qu'il évoque à plusieurs reprises dans le savoureux recueil Mes Prix littéraires. Que vaut ce premier essai au regard des titres suivants, contient-il déjà tout ce que j'aime de l'obsessionnel Bernhard, vais-je retrouver ce style d'imprécateur incomparable malgré la présence de paragraphes, malgré les 30 ans de l'auteur... Ce genre de questions stupides me turlupinaient depuis un moment. Me livrant dès lors à cette occupation des plus étranges, une quête d'un autre monde, celui d'avant, il ne me fallut que quelques pages pour tenir la réponse.Je situe l'intrigue, hantée par la solitude et l'idée du suicide. Le narrateur, étudiant en médecine, est chargé d'enquêter sur un peintre un peu fantasque par le frère de celui-ci. A cette fin, il s'installe dans l'auberge du village de la montagne autrichienne où croupit, coupé du monde et haï de tous, le peintre Strauch. L'approche se révèle finalement assez simple, naturelle et les deux hommes vont passer ensemble 27 jours. Ce récit de désapprentissage est essentiellement constitué de longs monologues du vieux fou que le rapporteur nous livre sans ménagement aucun. La traduction est de Boris Simon et Josée Turk-Meyer.« Un cerveau est pareil à un Etat politique, dit le peintre. Tout à coup y règne l'anarchie. » J'étais dans sa chambre, attendant qu'il ait mis ses souliers. « Nos pensées s'affrontent en nous. Les unes plus agressives que les autres, dit-il. Elles concluent souvent des alliances comme le font les hommes, pour, peu après, ne pas les respecter. Etre compris et vouloir être compris : une imposture. Basée sur toutes les erreurs des sexes. » Il dit encore qu'au fond d'une nuit éternelle, les contrastes extrêmes dominent le jour dont l'effet n'est qu'apparence. « Les couleurs, voyez-vous, sont tout. Donc les ombres sont un tout aussi. Les contrastes ont une grande valeur au point de vue coloris. » Pour maintes choses, c'est comme pour les vêtements qu'on achète, qu'on met plusieurs fois, qu'on enlève ensuite pour ne plus jamais les remettre, ou qu'on peut avoir la chance de revendre, ou qu'on garde, au fond d'un bahut. Ils prennent le chemin du grenier ou de la cave. « On peut prévoir d'après le soir ce que sera le matin suivant, dit-il, et pourtant le matin apporte toujours une suprise. Il n'existe pas d'expérience au sens strict, personne de vraiment équilibré. » Qu'il existerait quand même des recours contre l'abandon, contre le naufrage. « Mais moi, je n'ai jamais possédé ces recours. Pour le moment, l'intérêt essentiel, le soutien même de la vie, perd toute valeur.Plus loin, dans le chapitre suivant :
« L'effort escalade une montagne de déceptions, dit-il. A une réussite succède une chute brutale et d'autant plus brutale que celui qui croit atteindre le sommet découvre chaque fois que le sommet n'existe pas. J'avais votre âge que déjà depuis un certain temps j'éprouvais un apaisement à savoir que rien ne vaut un effort. Et en même temps, cette conviction me tourmentait. Aujourd'hui, cela m'effraie de nouveau. Dans cette frayeur, je suis tout désorienté. »
Il qualifia son état d'esprit d'« expéditions dans les jungles de la solitude ». « C'est comme si, dit-il, je devais parcourir des millénaires, poussé par quelques brefs instants là, derrière moi, qui me fouaillent. » Que jamais il n'avait manqué de privations, qu'il ne s'était jamais dérobé à l'exploitation des autres, que d'ailleurs il n'avait pu s'y dérober. « Je faisais encore confiance aux hommes, alors que je savais déjà qu'ils me trompaient, que depuis longtemps je connaissais leur dessein de me détruire. » Qu'il ne s'était plus accroché qu'à lui-même, « comme on s'accroche à un arbre pourri, mais à un arbre tout de même », et que sa raison et son cœur avaient été poussés loin de lui, à l'arrière-plan.
« Mon temps a passé, comme un temps qu'on n'a pas désiré vivre. Oui, jamais je n'ai désiré mon temps. La maladie a surgi là, précisément où il n'y avait plus rien... Mes recherches se sont arrêtées, tout à coup, je me suis rendu compte : non, je ne franchirai pas ce mur. C'était ainsi : il me fallait trouver un chemin que je n'avais pas encore pris... Les nuits sans sommeil, ternes, grises... de temps en temps, je sursautais : et je comprenais peu à peu comment tout ce qui avait été pensé, imaginé, devenait faux, sans valeur, tout... Une chose après l'autre, logiquement, devenait insensée, inutile... et je découvrais que les hommes ne veulent pas qu'on leur ouvre les yeux. »
mercredi 29 janvier 2020
Ouvrir les yeux
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