Homme de lettres, homme mué en littérateur : je ne veux pas le devenir. Je n'ai encore écrit qu'un seul livre, je ne puis savoir si j'en écrirai d'autres, mais dussé-je faire vingt volumes, jamais je ne me donnerai le ridicule de poser en « auteur ». Il y eut un temps où l'état d'ajusteur, de tourneur sur métaux, me paraissait proprement aristocratique. C'est qu'un métier manuel n'a pas en lui pour se donner pour plus qu'il n'est : je l'imaginais, si je puis dire, incapable d'affectation, de maniérismes, bref lui prêtais une droiture inaccessible à la triche. Je sais aujourd'hui ce qu'il y avait là de romantique, et combien tout métier est abrutissant que l'on exerce à seul fin de gagner sa croûte. Il n'empêche : plutôt qu'écrivain, c'est ouvrier que j'aimerais me voir, dans le sens de celui qui œuvre, qui crée ; non pas « créateur » ni « artiste » à coup sûr, il y a je ne sais quoi de prétentieux dans la notion que ces termes impliquent, mais ouvrier qui travaille sa matière, qui la modèle sans trucages, avec la patience et l'anxiété voulues pour donner forme à l'informe. Et il y a ceci encore : quand l'ouvrier ignore qu'il crée, l'écrivain s'affiche d'emblée « créateur » lors même qu'il ne créerait que du vent. Le premier est dans un rapport d'innocence à son travail, le second dans un rapport de calculateur rusé. Ainsi, moi, tout néophyte que je suis, et quelque honnête que je me veuille, je triche. De ce que je note ici, rien peut-être ne verra le jour, et pourtant, je biffe, arrange, manipule, compose. Entre le souci du vrai et celui du bien dire, je ne sais au fond lequel l'emporte. Malgré que j'en aie, déjà je ne puis écrire une ligne sans me surveiller : accoudé sur mon épaule, quelqu'un me lit et me censure. Dieu de la littérature, épargnez-moi de donner dans la putasserie des littérateurs !
Pourquoi d'ailleurs me fais-je un devoir de revenir à ce cahier ? Pourquoi m'y astreindre ? M'en faire une discipline quasi quotidienne ? M'y appliquerais-je de même à une époque différente ? S'il y avait combats de rue – Commune, Octobre 1917 –, songerais-je à coucher ma vie en mots au lieu de la traduire en actes ? Ma vie… Allons donc ! On n'écrit point sa vie ; pas dans les carnets, journaux, confessions, mémoires, notes-à-n'ouvrir-qu'après-ma-mort. On la met en pages, sa vie ; dès que l'on parle de soi, professionnellement et en vue de la publication, on la met en pages. Toute forme d'autobiographie est apologétique, et d'abord, l'aveu – le prétendu « inavouable ». Probe ou cynique, aucun discours n'y fera qu'à se déboutonner par système on n'habille cela même que l'on affecte de mettre à nu. Sur ce terrain, qui est celui de l'exhibitionnisme, l'écart est non pas entre le plus ou le moins, il est dans le style. Reste que, style ou pas, nul ne s'exhibe sans prendre des poses, et qu'à force de poser on se donne un genre. Soit, chacun pose à sa façon, en sorte que le genre quelques fois dévoile son poseur. Seulement, cela, c'est un effet second, j'allais dire accidentel, tout comme une bribe de vérité échappera au mythomane. Un tel dira une vie, des vies ; il ne dira pas sa vie. Pas à la première personne. Dite à la première personne, une vie d'homme est ineffable. Nous n'avons ni le recul ni le désintéressement nécessaires. C'est dans la fiction, le poème, plus rarement dans l'essai, que l'écrivain se livre le mieux parce qu'à son insu. L'écrivain. Je dis que l'écrivain ne parle de lui-même que s'il parle d'autre chose.
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