lundi 11 juin 2018

Un mouvement sauvage


Niza inspecta son propre visage tandis que le barbier préparait le savon. Quelque chose dans sa peau, ou dans ce qui palpitait sous sa peau, offrait une nouveauté. Pour la première fois depuis des années,  diriger la branche européenne de Bening Warren ne lui procurait aucun vertige. Ce matin-là, à la première heure du jour, il avait renoncé à son poste et signé un départ à l'amiable. La décompression qui se lisait sur son visage lui semblait étrange. Il était à la fois heureux et vide. La sensation de repartir à zéro n'était pas désagréable. Il avait toujours aimé les déménagements. Ils affolaient sa femme. La perspective de faire des cartons l'angoissait. Et si l'on oubliait quelque chose d'important ? En revanche, pour lui, un déménagement était tout le contraire de la fin du monde : c'en était le commencement. C'était un bouleversement, une chose presque incroyable, mais en bien. Changer de ville, ou, comme il était sur le point de le faire, de pays, équivalait à une renaissance. Toute nouvelle installation démontrait que l'essence de la vie résidait dans le mouvement.
Il eut le sentiment d'être un jouet pour adulte, de verre, dans les mains de d'Ambrosio. Il n'en avait jamais vu d'aussi grandes et, cependant, elles se montraient délicates et précises. A mesure que le rasoir filait sur sa peau il se sentit ramollir. Il ferma les yeux. Et pensa à son retour à Madrid. Dans quelques heures, tout allait se précipiter : la prise de pouvoir, la formation de son équipe, les nominations, la planification, l'agenda des réformes, le changement de modèle économique prôné par Alvarellos : « Si tu acceptes le portefeuille,  tu devras mettre en œuvre les grandes privatisations qui seront le moteur de cette législature et de la suivante », lui avait-il déclaré.
Dans l'esprit d'Alvarellos, enflait l'idée de mettre dans les mains du privé l'ancien service public le plus vite possible et d'en faire ainsi un service privé étatique analogue. Il était urgent de placer à la tête des entreprises encore publiques des personnes de confiance pour en piloter la privatisation et qui resteraient en place une fois celle-ci conclue. 
Il n'avait jamais voulu penser qu'un jour il participerait à un gouvernement. Mais, une fois qu'il eût parcouru les somptueux couloirs du Club Orlan et répondu au téléphone, que le cabinet lui passât Alvarellos qui lui demanda si devenir minsistre de l'Economie pouvait lui faire plaisir, il comprit qu'effectivement, il désirait franchir ce cap. Il n'est pas rare de découvrir soudain que certaines choses que nous pensons avoir invariablement ignorées ont toujours été présentes en nous. 

Juan Tallón, Salvaje Oeste,
éd. Espasa, 2018, trad. maison

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