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Mikel Ponce |
Iñaki Uriarte m'avait convié à dîner à vingt-et-une heure au restaurant Monterrey de Bilbao. Enfin, nous allions faire connaissance. Il faisait chaud et doux à la fois. Dans ce genre de circonstance, je sors toujours avec une veste, mais à la main, histoire de tenir quelque chose. Je me demandais si j'allais rencontrer l'homme dont la biographie inscrite sur le rabat de ses Journaux se résume à : « Iñaki Uriarte est né à New York (1946), est originaire de Saint-Sébastien et réside à Bilbao » ou un autre. Je préférais qu'il s'agisse d'un autre, comme celui qui dans un des textes de ses Journaux se présente ainsi : « Il m'est arrivé de fabriquer une bombe. De dealer de la drogue. Une femme m'a quitté, j'en ai quitté une autre. Une fois, ma maison a brûlé, j'ai été cambriolé, j'ai subi une inondation et une sécheresse, j'ai eu un accident de voiture, j'ai été l'ami d'un homme mort assassiné et enterré par ses assassins dans son propre jardin. J'ai connu un homme qui en avait tué un autre, et aussi quelqu'un qui a fini par se pendre ».
Uriarte m'attendait en terrasse en compagnie de son ami Miguel González San Martín, écrivain et chroniqueur au journal El Correo, avec qui il dîne une fois par semaine. La vitesse des voitures qui circulaient sur Gran Vía les ébouriffait. Iñaki avait entre les doigts une cigarette entièrement blanche, comme le cercueil d'un enfant. Quelle chevelure, ai-je pensé, et quelle douceur dans le moindre de ses gestes. Parfois, la vie était essentiellement esthétique et le reste importait peu. Une fois les présentations faites, j'ai demandé si le Monterrey avait été choisi parce que c'était le lieu où l'on sentait le mieux le pouls de la ville. Ils m'ont regardé avec étonnement, et j'ai expliqué que, selon un ami sculpteur, pour appréhender une ville comme Ourense, il faut visiter la boutique de jardinage Ojeda ainsi que la quincaillerie Americana. Nul besoin d'aller voir As Burgas (eaux bouillantes), la rue de la Promenade ou la cathédrale. En revanche, lorsque l'on se rend dans ces magasins et que l'on observe le comportement des clients et celui des employés, on découvre les vulgaires secrets de la ville.
J'aurais pu passer des heures à admirer l'élégance avec laquelle Uriarte tutoyait les journées. Rien ne peut lui ôter le plaisir de vivre et de ne faire que ce dont il a envie, ce qui consiste le plus souvent à ne rien faire. Récemment, il a ainsi renoncé à sa nationalité américaine. « A cause de Trump, bien sûr », allais-je dire lorsqu'il précisa qu'être à la fois Espagnol et Américain vous confrontait à un nombre de guichets deux fois supérieur à celui d'un Espagnol tout court. « La goutte d'eau, ce fut la banque qui m'a fait des histoires lorsque j'ai voulu ouvrir un compte ».
Malgré la tranquilité dont il fait preuve dans sa relation au monde, j'avais l'impression qu'il était sur ses gardes, craignant que ne survînt la bêtise et qu'il fallût prendre la fuite. Je sais, par ses Journaux, qu'il ne supporte pas la grandiloquence. Il aime être attentif à la nature, tout en se gardant de trop intervenir en sa faveur. Il abjure le sale boulot. Il n'écrit plus, me confessa-t-il. Juste quelques notules d'information qu'il publie dans El Correo et qu'il ne signe pas. En réalité, il n'a jamais écrit que pour lui. Quelque part, il affirme qu'un Journal est essentiellement un monologue, et qu'il « est hors de question de faire des simagrées théoriques pour m'adresser à moi-même ». A une époque, des amis ont beaucoup insisté et il a fini par publier ses textes aux éditions Pepitas de calabaza. Il en a écarté une partie, pour le moment inédite, mais qu'il pourrait repêcher si un jour les Journaux sont réunis en un seul voulume.
Vers la fin du repas, nous avons évoqué Philip Roth, dont nous avions la veille appris la disparition. Uriarte l'avait lu et éprouvait pour lui une véritable admiration. Le Prix Nobel est venu sur le tapis, et c'est ainsi qu'a surgi une anecdote en relation avec les textes écartés des Journaux. Parmi les écrits constituant le premier tome (1999- 2003), il avait supprimé une note qui, si elle avait été publiée, dit-il amusé, aurait fait de lui un visionnaire. Un « accès de folie prophétique » lui avait fait écrire que le Nobel ne serait jamais attribué à Roth, mais qu'un jour, il reviendrait certainement à Alice Munro. Tous deux étaient de grands écrivains, mais par ailleurs, Roth était « un imbécile » et Munro « une femme délicieuse ». Une confession avancée avec presque une pointe de honte pour avoir traité Roth d'imbécile dans un texte secret. Puis, il a continué à fumer. Il a fumé toute la soirée. « C'est bon pour ma santé », dit-il.
Juan Tallón, Una noche con Iñaki Uriarte,
chronique Restez bourrés,
El Progreso, 5 juin 2018, trad. maison
Hélas pour l'homme qui a fini par se prendre, on en suppose qu'il est resté suspendu à son propre verdict.
RépondreSupprimerAmitiés coquillardes.
Jules
Ah ! Quelle chance de pouvoir compter sur des lecteurs attentifs, bienveillants et néanmoins exigeants… Je devrais juste pour eux arrêter de traduire en picolant… Amitiés
SupprimerVous z'inquiétez pas, cher inconsolable. Je fais moi-même bon nombre de fautes en étant (à peu près) à jeun.
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