lundi 25 juin 2018

Impossible



Nos paroles
nous empêchent de parler.
Cela semblait impossible.
Nos propres paroles.

Pedro Casariego Córdoba,
La Risa de Dios, trad. maison

vendredi 15 juin 2018

L'Espagne à Passy

Parce qu'il n'y a pas que le foot
ou la littérature dans la vie,
la onzième édition de Différent !,
dit L’autre cinéma espagnol
se tiendra du 20 au 26 juin au très chic
Cinéma Majestic Passy
18, rue de Passy
75016 Paris

M° Passy/La Muette

Comme toujours, films inédits, invités, flamenco, vino y jamón
et un hommage au grand Juan Diego, en sa présence.
Le programme complet en cliquant ici.



lundi 11 juin 2018

Un mouvement sauvage


Niza inspecta son propre visage tandis que le barbier préparait le savon. Quelque chose dans sa peau, ou dans ce qui palpitait sous sa peau, offrait une nouveauté. Pour la première fois depuis des années,  diriger la branche européenne de Bening Warren ne lui procurait aucun vertige. Ce matin-là, à la première heure du jour, il avait renoncé à son poste et signé un départ à l'amiable. La décompression qui se lisait sur son visage lui semblait étrange. Il était à la fois heureux et vide. La sensation de repartir à zéro n'était pas désagréable. Il avait toujours aimé les déménagements. Ils affolaient sa femme. La perspective de faire des cartons l'angoissait. Et si l'on oubliait quelque chose d'important ? En revanche, pour lui, un déménagement était tout le contraire de la fin du monde : c'en était le commencement. C'était un bouleversement, une chose presque incroyable, mais en bien. Changer de ville, ou, comme il était sur le point de le faire, de pays, équivalait à une renaissance. Toute nouvelle installation démontrait que l'essence de la vie résidait dans le mouvement.
Il eut le sentiment d'être un jouet pour adulte, de verre, dans les mains de d'Ambrosio. Il n'en avait jamais vu d'aussi grandes et, cependant, elles se montraient délicates et précises. A mesure que le rasoir filait sur sa peau il se sentit ramollir. Il ferma les yeux. Et pensa à son retour à Madrid. Dans quelques heures, tout allait se précipiter : la prise de pouvoir, la formation de son équipe, les nominations, la planification, l'agenda des réformes, le changement de modèle économique prôné par Alvarellos : « Si tu acceptes le portefeuille,  tu devras mettre en œuvre les grandes privatisations qui seront le moteur de cette législature et de la suivante », lui avait-il déclaré.
Dans l'esprit d'Alvarellos, enflait l'idée de mettre dans les mains du privé l'ancien service public le plus vite possible et d'en faire ainsi un service privé étatique analogue. Il était urgent de placer à la tête des entreprises encore publiques des personnes de confiance pour en piloter la privatisation et qui resteraient en place une fois celle-ci conclue. 
Il n'avait jamais voulu penser qu'un jour il participerait à un gouvernement. Mais, une fois qu'il eût parcouru les somptueux couloirs du Club Orlan et répondu au téléphone, que le cabinet lui passât Alvarellos qui lui demanda si devenir minsistre de l'Economie pouvait lui faire plaisir, il comprit qu'effectivement, il désirait franchir ce cap. Il n'est pas rare de découvrir soudain que certaines choses que nous pensons avoir invariablement ignorées ont toujours été présentes en nous. 

Juan Tallón, Salvaje Oeste,
éd. Espasa, 2018, trad. maison

mardi 5 juin 2018

Fabriquer une bombe

Mikel Ponce

Iñaki Uriarte m'avait convié à dîner à vingt-et-une heure au restaurant Monterrey de Bilbao. Enfin, nous allions faire connaissance. Il faisait chaud et doux à la fois. Dans ce genre de circonstance, je sors toujours avec une veste, mais à la main, histoire de tenir quelque chose. Je me demandais si j'allais rencontrer l'homme dont la biographie inscrite sur le rabat de ses Journaux se résume à : « Iñaki Uriarte est né à New York (1946), est originaire de Saint-Sébastien et réside à Bilbao » ou un autre. Je préférais qu'il s'agisse d'un autre, comme celui qui dans un des textes de ses Journaux se présente ainsi : « Il m'est arrivé de fabriquer une bombe. De dealer de la drogue. Une femme m'a quitté, j'en ai quitté une autre. Une fois, ma maison a brûlé, j'ai été cambriolé, j'ai subi une inondation et une sécheresse, j'ai eu un accident de voiture, j'ai été l'ami d'un homme mort assassiné et enterré par ses assassins dans son propre jardin. J'ai connu un homme qui en avait tué un autre, et aussi quelqu'un qui a fini par se pendre  ».
Uriarte m'attendait en terrasse en compagnie de son ami Miguel González San Martín, écrivain et chroniqueur au journal El Correo, avec qui il dîne une fois par semaine. La vitesse des voitures qui circulaient sur Gran Vía les ébouriffait. Iñaki avait entre les doigts une cigarette entièrement blanche, comme le cercueil d'un enfant. Quelle chevelure, ai-je pensé, et quelle douceur dans le moindre de ses gestes. Parfois, la vie était essentiellement esthétique et le reste importait peu. Une fois les présentations faites, j'ai demandé si le Monterrey avait été choisi parce que c'était le lieu où l'on sentait le mieux le pouls de la ville. Ils m'ont regardé avec étonnement, et j'ai expliqué que, selon un ami sculpteur, pour appréhender une ville comme Ourense, il faut visiter la boutique de jardinage Ojeda ainsi que la quincaillerie Americana. Nul besoin d'aller voir As Burgas (eaux bouillantes), la rue de la Promenade ou la cathédrale. En revanche, lorsque l'on se rend dans ces magasins et que l'on observe le comportement des clients et celui des employés, on découvre les vulgaires secrets de la ville.
J'aurais pu passer des heures à admirer l'élégance avec laquelle Uriarte tutoyait les journées. Rien ne peut lui ôter le plaisir de vivre et de ne faire que ce dont il a envie, ce qui consiste le plus souvent à ne rien faire. Récemment, il a ainsi renoncé à sa nationalité américaine. « A cause de Trump, bien sûr », allais-je dire lorsqu'il précisa qu'être à la fois Espagnol et Américain vous confrontait à un nombre de guichets deux fois supérieur à celui d'un Espagnol tout court. « La goutte d'eau, ce fut la banque qui m'a fait des histoires lorsque j'ai voulu ouvrir un compte ».
Malgré la tranquilité dont il fait preuve dans sa relation au monde, j'avais l'impression qu'il était sur ses gardes, craignant que ne survînt la bêtise et qu'il fallût prendre la fuite. Je sais, par ses Journaux, qu'il ne supporte pas la grandiloquence. Il aime être attentif à la nature, tout en se gardant de trop intervenir en sa faveur. Il abjure le sale boulot. Il n'écrit plus, me confessa-t-il. Juste quelques notules d'information qu'il publie dans El Correo et qu'il ne signe pas. En réalité, il n'a jamais écrit que pour lui. Quelque part, il affirme qu'un Journal est essentiellement un monologue, et qu'il « est hors de question de faire des simagrées théoriques pour m'adresser à moi-même ».  A une époque, des amis ont beaucoup insisté et il a fini par publier ses textes aux éditions Pepitas de calabaza. Il en a écarté une partie, pour le moment inédite, mais qu'il pourrait repêcher si un jour les Journaux sont réunis en un seul voulume. 
Vers la fin du repas, nous avons évoqué Philip Roth, dont nous avions la veille appris la disparition. Uriarte l'avait lu et éprouvait pour lui une véritable admiration. Le Prix Nobel est venu sur le tapis, et c'est ainsi qu'a surgi une anecdote en relation avec les textes écartés des Journaux. Parmi les écrits constituant le premier tome (1999- 2003), il avait supprimé une note qui, si elle avait été publiée, dit-il amusé, aurait fait de lui un visionnaire. Un « accès de folie prophétique » lui avait fait écrire que le Nobel ne serait jamais attribué à Roth, mais qu'un jour, il reviendrait certainement à Alice Munro. Tous deux étaient de grands écrivains, mais par ailleurs, Roth était « un imbécile » et Munro « une femme délicieuse ». Une confession avancée avec presque une pointe de honte pour avoir traité Roth d'imbécile dans un texte secret. Puis, il a continué à fumer. Il a fumé toute la soirée. « C'est bon pour ma santé », dit-il.

Juan Tallón, Una noche con Iñaki Uriarte,
chronique Restez bourrés,
El Progreso
, 5 juin 2018, trad. maison

samedi 2 juin 2018

La moitié des femmes



Gina Berriault est morte en 1999 d'une « courte maladie », selon sa famille. Elle avait 73 ans. Elle était plongée dans un livre intitulé The Great Petrowski lorsque fut diagnostiqué le stade terminal de sa maladie. Elle eut le temps d'achever sa rédaction, mais pas de le voir publié. « Je lui ai apporté les épreuves à l'hôpital, histoire de lui remonter le moral », racontait son éditeur, Guy Biederman. Elle avait passé toute sa vie en Californie. Née Arline Shandling à Long Beach, ses parents étaient issus d'une famille juive originaire de Lituanie et de Lettonie. Sa mère est tombée aveugle lorsque Gina était encore adolescente. Dans un texte publié par The Confidence Woman, elle se souvenait d'elle, assise à côté de son petit transistor et écoutant ses feuilletons, agitant la main devant ses yeux lorsqu'elle essayait de donner une forme aux ombres. « J'avais 14 ans lorsque l'obscurité s'est refermée sur elle et que je me suis mise à écrire ». Son père éditait des revues professionnelles et possédait une de ces anciennes machines à écrire toute en hauteur. « C'est sur cette machine que j'ai commencé lorsque j'étais au collège », affirma-t-elle dans The Literary Review.
Berriault a signé quatre romans et un nombre incalculable de nouvelles. En 1996, elle en réunissait 35 dans un volume intitulé Women in Their Beds, aujourd'hui traduit en espagnol par Olivia de Miguel Crespo pour les éditions Jus. Elle a écrit durant 40 ans, suscitant à peine l'attention de la critique. En revanche, elle fut admise au club très select d'auteurs qualifiés d'écrivains pour écrivains. Il est bien difficile de se débarrasser des étiquettes. On a dit de sa prose qu'elle était « musicale et mesurée et qu'elle ajoutait un vernis sophistiqué aux vérités qu'elle débusquait ». Le critique Lynell George affirmait que son écriture était « imprégnée d'une résonnance inquiétante. Comme un secret accidentellement révélé ».
En 1997, Women in Their Beds fut couronné de nombreuses récompenses dont le National Book Award et le Pen Faulkner. L'un des jurés de ce dernier prix affirma que dès la première phrase « nous comprenons que nous sommes sur le point de vivre ce que seule la grande littérature peut produire, la découverte, comme disait Virginia Woolf, des réalités secrètes ». Dans son article pour la New York Times Book Review, Tobin Harschaw notait qu'il fallait faire un grand effort « pour trouver parmi ces nouvelles une seule phrase n'atteignant pas la perfection d'une perle »
Le récit qui donne le titre au recueil, se déroule dans le San Francisco des années 1960, et nous conte l'expérience de trois amis, acteurs et dramaturges, Angela, Dan et Lew,  employés temporairement dans un hôpital en tant que travailleurs sociaux, « faisant de leur esprit un purificateur d'air dans cette imposante suite de bâtiments de briques rouges et de béton sale ». Dan possède un master en sciences politiques et Lew, une licence en arts de la scène, tandis qu'Angela, une comédienne de seconde zone, cantonnée aux petits rôles, et héroïne de cette nouvelle, n'a aucun diplôme. « Fais comme si tu en avais : offre-toi un master de sociologie et une licence en psycho. Imagine que tu dis la vérité comme lorsque tu es sur scène », lui suggèrent ses camarades.
Le travail d'Angela consiste à parcourir l'aile du bâtiment réservée aux femmes, afin d'indiquer à celles dont le nom apparaît sur sa liste le lieu où elles doivent se rendre, un autre hôpital, un centre  de rééducation, un foyer ou si elles doivent finalement regagner leur lit, chez elles, qu'elles en aient envie ou pas. C'est en méditant sur ces destins qu'Angela met en place des liens imaginaires entre les vies des patientes, au point d'en arriver à la théorie que les femmes sont inséparables de leurs lits. « De par le monde, en ce moment-même, la moitié des femmes sont dans un lit, le leur ou celui d'un autre, qu'il fasse jour ou nuit, qu'elles le désirent ou pas », affirme-t-elle. L'ensemble du livre fait l'éloge de cette idée, toutes les nouvelles nous montrant, à un certain moment de leur existence, les personnages, majoritairement des femmes, dans leur lit. 

Juan Tallon, Mujeres en la cama,
chronique Restez bourrés,
parue dans El Progreso, 29 mai 2018,
trad. maison