mardi 20 mai 2025

Vague souci

Petros Kotzabasis

 

Le langage s’ouvre comme la mer sous un bateau.
Poésie : vague souci d’un voyage
sans escales dans les cadrans.

Le bateau poursuit sa route.
Seul le voyage est dissout.

Il ne faut jamais relire ce qu’on a écrit,
ne jamais revenir de voyage,
ne jamais prendre le risque de se rencontrer
tel qu’on n’est plus.
Le langage se referme comme la mer après le bateau.

 

 

Franz Bartelt, Décombres,
éd. Le givre de l'éclair, 1997

dimanche 18 mai 2025

Tango pour débutants

René Maltête



mes mots meurent
ma vie
demeurent ma langue sur
ta peau
ta jupe couleur tango
la douceur de mon vit
la chaleur de ma voix
ma langue pour ta joie
mais nos mots mourront
mon amour

charles brun, bonne résistance à la douleur

vendredi 16 mai 2025

A cause des larmes


Nils Jorgensen

 

 

- Le hasard, certainement...
- Tu veux dire que si le hasard n'existait pas on ne se serait pas revu ?
- J'ai rarement entendu pareille ânerie.
- Parce que le hasard n'existe pas ?
- Pas seulement.
- Alors quoi ?
- Oublions le hasard…
- … C'est toi qui as utilisé ce terme.
- Disons que c'est un concours de circonstances.
- Ce n'est pas la même chose ?
- Pas vraiment. Plusieurs facteurs, on va dire, ont été réunis…
- …Ont-ils sonné deux fois ?
- Pas toujours… Toujours est-il que si je n'avais pas raté le bus que j'étais censé prendre…
- Tu te déplaces en bus, désormais ?
- Le bus est un de ces facteurs.Il n'est pas préférable d'entrer dans tous les détails.
- Entendu, revenons à nos moutons.
- La question est : pourquoi ai-je voulu, aujourd'hui même, trouver ce livre et me rendre dans cette boutique ? La peur, certainement.
- La peur ?
- J'ai eu
peur qu'un jour, ce livre qui ne se trouve, selon mes sources et celles de la toile, que dans cette seule librairie, ne s'y trouve plus.
- Moi, j'appelle ça plutôt de la névrose…
- Comme tu voudras. Ne perdons pas le fil. Car si nous allons plus loin, on pourrait même se demander
pourquoi est-ce que je suis tombé, précisément aujourd'hui, sur cette info ? – la disponibilité de ce livre dans cette librairie en particulier.
- Oui, pourquoi ?
- Il n'y a pas de réponse, ça participe au concours.
- Quel concours ?
- Celui des circonstances. Dont nous parlons depuis 10 minutes. D'où cette soif. Tu veux bien commander une nouvelle tournée ?
- C'est quoi, ce livre ?
- Ça n'a aucune importance.
- …C'est le titre ?
- Non. Je voulais dire que le livre, quel que soit son titre, n'a aucune importance pour notre conversation. C'est l'un des facteurs, mais il y en a d'autres. En fait, le livre présent, comme tu le sais, dans une seule librairie, n'existait pas.
- Quoi ?!
- C'était un stock faux. Dû à la gestion de la base de données ? A celle des libraires
? Ils n'ont pas été foutus de remettre la main dessus! Tous les employés de la boutique s'y sont pourtant employé. Bref, grâce à moi, ils savent désormais qu'ils n'ont pas en stock ce livre qu'ils ignoraient avoir, voire même dont ils ignoraient, pour certains, l'existence.
- Tout ça pour ça ? Un livre introuvable, que personne ne connaît, pas même des libraires professionnels…
- C'est une des circonstances du concours qui nous a permis de nous croiser. Le livre, les libraires incompétents, le stock faux, le bus raté, ma décision de regagner à pied la gare du RER, mon passage sous les fenêtres de ta boîte – je ne savais même pas que tu travaillais dans ce quartier –, ta sortie du bureau au même moment, et d'autres détails encore, que je préfère oublier…
- Le monde est complexe...
- Et ennuyeux.
- L'autre jour, j'ai entendu une émission sur le déclin cognitif. Avec l'âge. C'est irrémédiable.
- Qu'est-ce que
cette histoire vient faire ici ?
- J'y viens.
- Vite, s'il te plaît. J'ai perdu l'habitude des cafés, de la bière, du bruit, des autres…, j'ai la tête qui tourne...
- Justement. Plus on socialise,
plus le déclin se fait lentement. Surtout si notre socialisation est de qualité. Les gens comme toi qui aiment la solitude, qui s'y enferment, s'y complaisent, sont mal barrés: leur déclin cognitif est bien plus rapide.
- Si tu m'avais dit tout cela d'emblée, dès que nous nous sommes croisés, je ne me serais pas arrêté,
je serais illico allé chercher quelque compagnie de qualité, au lieu de replonger dans notre viduité habituelle. Tu sais, la solitude n'est pas un problème que l'on peut régler seul. Ni même à deux.
- A plusieurs, il serait résolu, le problème ?
- Je ne sais pas. Je pense qu'à partir d'un certain âge, ça se corse. Les gens disparaissent, sous une forme ou une autre. On s'isole naturellement. Le déclin cognif, personne n'y échappe.
Toi, par exemple, as-tu l'impression d'être aussi stupide que quand tu étais jeune ? Tu t'es amélioré ? Ça stagne ou c'est pareil ?
- Aucune idée. Je ne me suis jamais posé la question. Et toi ?
- J'ai l'impression permanente d'être particulièrement stupide, mais que ce n'était pas mieux avant. Peut-être existait-il alors une certaine légèreté qui me permettait de ne pas en être conscient. Quoi que… C'est drôle, ces dernières deux nuits, j'ai rêvé de mon premier amour. Je veux dire, la fille avec qui, comment dire ?…
- …Avec qui tu as baisé pour la première fois ?
- Je cherchais une formule correspondant davantage à ma bêtise de l'époque. Mais ça revient au même.
- Vous faisiez quoi ?
-
Je ne m'en souviens plus exactement. Nous nous retrouvions 30 ans plus tard. En réalité, 40, mais en songe, j'avais dix ans de moins. Je crois me souvenir que, malgré notre plaisir de nous revoir, nous nous apercevions que nous n'avions rien à faire ensemble et que les regrets n'avaient pas lieu d'être.
- Tu analyses ça comment ?
- A cause des larmes. Avec l'âge…
- Quelles larmes ?
- Tu vas rire : le jour du premier rêve, j'ai entendu, par hasard, ou par un concours de circonstances, la chanson d'Aznavour, La Bohème. Le réfugié suisse ne figure pas dans mon panthéon de la chanson française, comme on dit. Et cette chanson, je l'ai entendue 185 fois. Mais, va savoir pourquoi, ce jour-là, lorsque ce pauvre Charles chante La bohème, ça voulait dire on a vingt ans, et surtout Quand au hasard des jours/Je m'en vais faire un tour/A mon ancienne adresse/Je ne reconnais plus/Ni les murs ni les rues/Qui ont vu ma jeunesse… Les larmes prennent soudain d'assaut mes yeux. J'ai repensé à cette photo, à des gamins l'air ahuri et bienheureux croisés dans la journée, à un poème de Raymond Carver, à un autre de Johannes Kühn, à ce que nous étions, dont j'ai parfois honte et bête nostalgie. Pardon, j'ai trop bu. Je n'en ai plus l'habitude. Tout ça à cause d'un bouquin…
- Un bouquin dont on ne saura rien…
- Une connerie.
- Allez, je tente. Au hasard : de la poésie…

 

mercredi 7 mai 2025

Promesse d'allégresse

Philippe Pache


 

QUAND tu rompras le pain de la tristesse,
quand tu boiras des épis
dans la grâce de l’air,
quand la rivière la plus claire
me demandera une aumône d’arbre rouge
et sœur la pluie se transformera en garçonnet
et le garçonnet en une tapageuse écume,
le clown du monde auquel tu rêves maintenant
nous offrira son allégresse.

 

 

Francisco Salgueiro, Seul avec mes mots,
trad. Ramón Romero-Naval, ed. Al Manar, 2025

lundi 5 mai 2025

Au milieu des carafes


Katerina Kaloudi


 

On se délabre assez
lentement dans la cuisine.
Le monde (ses bruits de bagnoles et d'oiseaux)
finit de nous
percer
la membrane.

On rive
son enfance à la chaise la
moins stable et on
se laisse
rouiller, tranquille
au milieu des carafes.

On n'entend plus
que la poussière.
L'espoir a dilapidé
le matin.
La joie
est jaune.

 

Victor Rassov, Morosités,
ed. Le Cadran ligné, 2025, 14€

vendredi 2 mai 2025

Perfection du silence


Mar Astiárraga

 

 

La rouille s'est posée sur ma langue comme la saveur
d'une disparition.

L'oubli est entré dans ma langue et je n'ai eu d'autre
conduite que l'oubli,

et je n'ai accepté d'autre valeur que l'impossibilité.

Comme un bateau calcifié dans un pays d'où la mer s'est retirée,

j'ai écouté la reddition de mes os s'établissant dans
le repos ;

j'ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de
l'ombre pénétrant ce qui restait de moi
;

j'ai écouté jusqu'à ce que la vérité eût cessé d'exister
dans l'espace et dans mon esprit,

et je n'ai pu endurer la perfection du silence.

 

 

Antonio Gamoneda, Description du mensonge,
trad. Jacques Ancet, ed. José Corti, 2004