jeudi 31 octobre 2024

Des singes vociférant

Felice Casorati

 

 

Minuit passé, en vain je renifle le squelette d'Essenine, en vain je pleure le crâne troué de Maïakovski, en vain je hurle face à Konstantin, champion du plongeon par la fenêtre. Mais sérieusement, tant que ne seront pas élucidés les étranges suicides, nous demeurerons des singes vociférant, pourquoi nos frères finissent-ils ainsi alors que ce n'est qu'à présent qu'ils auraient pu librement, et donc superbement vivre parmi les petites branches de la dialectique. Ou bien, ô effroi, les pères de l'église recommenceraient-ils à ressusciter les morts ? On ne les aurait donc pas assez étranglés?

P.S.
Dans la nuit du 24 au 25
décembre1849, Dostoïevski fut chargé de fers et envoyé en Sibérie. Dans la nuit du 24 au 25décembre1925, Essenine se pendit au lustre d'un hôtel de luxe moscovite et pour plus de sûreté se tira aussi une balle. Ô nuits de Noël!

 

Bohumil Hrabal, in La Ruée des poissons
trad. Jean-Gaspard Pálenicěk
éd. Rumeurs, 2023

mercredi 30 octobre 2024

Lectures étroitement surveillées


Alex Russell Flint

 

...un bon livre n'est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu'il saute de son lit et qu'il aille en caleçon taper sur la gueule de l'auteur...

 

Bohumil Hrabal, Cours de danse pour adultes et élèves avancés,
trad. François Kerel, Gallimard

dimanche 27 octobre 2024

L'amour aux trousses


Willy Ronis

 

 

avec ces yeux-là
des filles
il va en faire courir
je serrais la main de ma mère
l'implorant de faire taire
la voisine croisée
devant sa porte
j'imaginais des filles par centaines
s'enfuyant à ma vue
me laissant seul à jamais
et devant à l'avenir
me réfugier
derrière des lunettes noires

l'année du bac
une fille qui me plait bien 
me suit
du lycée jusqu'à chez nous
je réussis à la devancer
au coin de la rue
la cour de l'immeuble traversée
à toute berzingue
je me poste derrière les rideaux
l'observant perdue au milieu
de la chaussée
repensant à la terrible prophétie
de la voisine
ainsi
il suffisait d'attendre quelques années
pour que tout se mette en marche
je fais aussitôt défiler
à mes trousses
tous mes futurs succès féminins
aucune ne résistera
à ce regard sans nul doute
envoûtant
étrangement cette situation ne s'est jamais reproduite
du moins à ma connaissance

j'y repense parfois
presque soulagé
lorsque j'accompagne ma mère
dans le quartier
qu'elle me tient la main
désespérément
de peur de tomber



charles brun, neige et pluie remontent vers le ciel

mercredi 23 octobre 2024

Désir et ennui

Vivian Maier

 

Althusser et Mathusalem
souffre et safran
douleur et souffrance
à peine entré dans la nuit
je confonds aussi
Mastroianni et Fellini
pas sûr qu'il y ait gourance
Richards et Jarrett
Lituanie et Lettonie
le désir et l'ennui
les livres et la littérature
Machado et Cernuda
je ne tiens pas en terre
ne touche plus l'air
gauche et droite
Zanzibar et Tombouctou
je m'emmêle les sabots
les deux pieds dans le même pinceau
papa ou amant ?
la maman ou la putain ?
la rose ou le fusil ?
libéraux, libertaires, libertariens
de toutes vos leçons, je ne retiens plus rien
patient insomniaque je bluffe sous la pluie
la nuit me déconseille
la panique
la langue chienne qui se mord la queue
me flinguer
les derniers neurones du bide
j'oublie d'obéir
ça s'envole
tout doit disparaître
rien n'est pardonné
et je vous emmerde !

 

 charles brun, tout doit disparaître

mardi 8 octobre 2024

Dimanche

Mario De Biasi

 

 

Si vous êtes raisonnables toute la semaine
Si vous faites bien vos devoirs
Si vous apprenez bien vos leçons
Si vous ne vous battez pas avec vos camarades
Si vous ne tirez pas la queue du chien
Si vous mangez bien votre soupe
Si vous ne faites pas crier votre grand-mère
Si vous vous lavez les mains avant de vous mettre à table
Si vous vous brossez bien les dents
Si vous allez vous coucher sans pleurer
Si vous faites votre prière tout seuls
Si vous êtes bien sages avec maman
Dimanche on ira voir papa à l’asile…

 

Louis Calaferte


samedi 5 octobre 2024

Incessante hémorragie

Willy Ronis

 

Aujourd'hui, alors que mon capital de sable a dangereusement baissé dans le haut du sablier, il m'arrive de sentir avec une acuité poignante cette incessante hémorragie de temps vivant qui s'écoule de moi ; je perds mon temps, comme un sang précieux, alors que je n'en ai jamais eu autant besoin. Spectateur d'un film qui m'impose sa vitesse de déroulement, je discerne une tonalité nouvelle, plus grave, sur les images qu'il me présente: quelquefois même dans les moindres incidents de la vie. L'unique de cet instant et du moi qui l'enregistre, comment n'en rien perdre?

 

André Hardellet, Donnez-moi le temps,
Gallimard

jeudi 3 octobre 2024

Pour commencer

Douglas Corrance

 

Je me dois d’écrire pour commencer que le nihilisme, au sens commun, celui de la négation têtue et radicale, est tout entier du côté de la société contemporaine, de l’ordre des choses actuel ; que les nihilistes sont aujourd’hui ceux qui prétendent gouverner les Etats, diriger les entreprises, contrôler les échanges; que ces nihilistes trouvent des appuis jusque chez leurs opposants qui, par le moyen d’une formation insuffisante et falsifiée, ne se doutent de rien ; qu’ainsi, la critique résolue de cette prétendue civilisation qui a tout d’une barbarie, toujours au sens commun, est versée au compte d’un nihilisme de propagande, démontré par ce genre de question d’une indigence absolue: «Que proposez-vous donc, de retourner à l’âge des cavernes?» Le nihilisme contemporain s’étend à l’ensemble des rapports sociaux et vient jusque dans nos bras égorger sœurs, frères, compagnes et camarades, amis et connaissances. La plainte est si forte que le nihilisme retournera la plainte et le plaignant: «Vous voilà isolé? Vous l’avez bien cherché!» sans que quiconque ne bronche, pas même le plaignant, qui cesse de se plaindre et se blinde, en effet.

 

Dominique Meens, Pêche à pied,
Pontcerq, 2024