mardi 2 janvier 2024

Le monde m'appartenait

 

Daido Moriyama


 

elle œuvrait dans un parking
gardé par un vigile braque
du côté de la porte de versailles
après vingt heures

les tarifs étaient abordables et
elle acceptait 
les chèques

j'avais repéré sur le site plusieurs
de ses annonces
il y en avait pour tous les goûts
les affaires carburaient
seul le kilométrage différait

nous avions échangé

comme on dit
par messagerie
puis au téléphone
un accent à couper à la machette
peu sensuel
engageant
à peine identifiable
elle n'avait pas menti sur
la marchandise
les modèles disponibles
une dizaine
toutes des italiennes
se dressaient le long du mur
telles des chansons du passé

celle que j'avais réservée
parmi elles m'attendait 
elle me reconnaissait
les sens chamadés
sur le point de réaliser un
fantasme d'ado
attardé
je m'approchai yeux fermés
le pas mal assuré
effleurait du bout des gants
ma princesse de
cinémascope noir et blanc
la pris enfin
en mains
la faisant tournoyer
sous les néons épuisés
du deuxième sous-sol
 
nous allions bien nous amuser
 
réglée je filai sur son dos
dans la nuit froide
lumineuse et prometteuse
de paris

quai de montebello je m'excluai
sans excuses
d'une atalante de pacotille
de son
bal plein de bulles
et d'ennui
heureux je la retrouvais 
telle que je la rêvais 
encore

au carrefour derrière la fac
où j'appris jadis l'anglais
un jeune sujet de la reine en goguette
justement
légèrement ivre 
ou complètement distrait
ignora forcément
les signaux du sémaphore
lancés à sa droite
et fonça sur nous la conscience 
en roue libre

brutale esquive 
suscitée par la surprise
d'un coup nous
goûtions le goudron

sonné à terre 
en colère contre
la gravité de ma légèreté
j'avisais une voiture à visières
stationnée sur le pont
50 mètres en amont
un agent s'agitait
déjà vers nous
notre galopade fantastique
prenait mauvaise tournure
— emporté
impatient
j'avais fait l'impasse
sur les formalités
étais bon pour les emmerdes

je pris lâchement le fonctionnaire à témoin
le feu non respecté et nos vies en danger
l'ahuri albion se faisait encore plus petit
qu'il n'était
et perfide comme il se doit convoquait sa mère 
résidente parisienne
larmoyait sa première fois au volant
de ce côté du channel
et une conduite naturellement maladroite
un permis tout frais
dont il n'avait pour le moment
qu'une pale attestation
il en faisait des kilos
 
le flic fatigué
exaspéré
découragé à l'idée
d'embarquer des étrangers
proposa de nous arranger
entre nous 
à la bonne franquette
sans constat ni tracas
le bon dieu nous reconnaîtra
 
le lendemain
à l'heure doutée
je retrouvais le
niais anglais
sa convenue et rondelette indemnisation 
qui finalement couvrirait à peine
de nécessaires réparations
et révisions

mais la vie sépare ceux qui s'aiment et
après une ou deux alertes
notre idylle en ville
fut foudroyée à quelques encablures
de la porte d'italie
peu avant vingt heures
plus rien
une histoire sans lendemain
de faisceau électrique
homologation
trafic
piège à cons

c'en était fini de la fête

par une nuit froide
dans la peau d'un amoureux
transi
trahi
traduit devant les tribunaux
j'ai rendu l'animale à l'italienne
avec l'aide d'un ami roumain clandestin
de mon frère
et de sa bringuebalante estafette

sous de transalpines
insultes à ma virilità
et autres épithètes de volatiles
néanmoins exécrables
je récupérais mon chèque
que
dans un grand geste

fabuleusement grotesque
je déchirais à ses pieds

le monde m'appartenait

souffrir ne sert à rien
une semaine plus tard
lendemain de mon anniversaire
sans doute
dans les vapeurs de la pistache
je revenais quelques pages
en arrière
dealais avec ma banquière
et replongeais à mort
en enfance
et à crédit

 

charles brun, comédie à l'italienne

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