- Comment tu fais ?
- Avec.
- C'est définitif ?
- Maladif.
- T'as essayé d'arrêter ça ?
- Oui.
- Et ?
- Rien.
- Aucune amélioration ?
- Non. Donc...
- Donc tu en reprends un dernier ?
- Voilà. Note que c'est le dernier uniquement parce que boire davantage me ruinerait. Que les choses soient claires... C'est dommage d'ailleurs, car il est meilleur que celui de l'expo...
- Il n'était peut-être pas fabuleux, mais je t'ai vu te resservir à plusieurs reprises...
- C'était gratuit.
- Si tu avais pu, tu aurais acheté quelle photo ?
- Celle de la maison à la campagne me plaisait beaucoup.
- J'ai l'impression que c'était la photo préférée de beaucoup d'entre nous.
- Pourquoi tu dis nous ? Tu as eu l'impression de faire partie d'une confrérie ? D'un groupe de happy-few ? D'une caste de privilégiés ?
- Ben, non, mais...
- Mais quoi ?
- J'ai dit nous parce que, comme toi, j'étais à cette soirée...
- Ce nous ne concernait pas que nous.
- Si, je t'assure.
- Tu mens. D'ailleurs, ce que tu dis de cette photo ne saurait en aucun cas nous concerner nous seuls. Tu as observé que d'autres invités s'arrêtaient longuement devant cette photo, la commentaient, s'en délectaient, l'achetaient peut-être... Ce nous, ce n'est pas nous.
- OK.
- Tu le reconnais, ce nous concernait un ensemble de personnes bien plus large que toi et moi.
- Certes.
- Ce certes est de mauvaise foi. Fais gaffe.
- Ok, tu as raison. Tu as fini de pinailler sur les mots ?
- Les mots sont importants.
- Mais nous parlions photo.
- Une photo, c'est 1 000 mots.
- C'est quoi, cette définition ?
- C'est une boutade. Mais comme toutes les boutades, il y a du vrai en elle.
- C'est un peu cliché.
- Joli.
- Ah... Je ne l'ai pas fait exprès...
- Cela va sans dire.
- En tous cas, elle a un beau regard, ta copine...
- Tu vois, c'est devant cet autre genre de cliché, que j'aime la boutade sur la photo et les 1 000 mots..
- Tu n'en loupes pas une... Je trouve ses intérieurs, ceux de la maison ou ceux d'un café, très mélancoliques, c'est presque physique, je ne sais pas comment dire, du coup.
- Elle est très douée pour les vieilles maisons, les intérieurs, leur lumière. Pour rendre leur atmosphère. Ou son illusion. Une de ses expos leur était entièrement consacrée il y a quelques années...
- Tu sais ce que c'est, cette maison ?
- Non, j'ai entendu dire qu'elle était à Ville-d'Avray.
- C'est une maison familiale ? On aperçoit des enfants derrière les arbres...
- Toutes les maisons sont par essence familiales. Celle-ci l'était sans aucun doute...
- L'était ?
- Elle a depuis été détruite.
- C'est pas vrai...
- J'ai entendu Carole le dire à l'un d'entre nous...
- C'est criminel.
- Le vrai terme est spéculation. Il y avait certainement des centaines d'hectares. Ils ont dû y bâtir une de ces résidences de haut standing pour cadres et agents commerciaux.
- La photo date de 2003, si je me souviens bien. Tu penses qu'on construisait encore le genre de résidences que tu évoques en 2003 ?
- Bien sûr. Elles prennent d'autres noms, ne sont plus destinées à la même classe sociale, mais le principe est le même.
- Ville-d'Avray, c'est où, exactement ? Le nom ne m'est pas inconnu, mais...
- Dans la région de Versailles, il me semble.
- On pourrait trouver ce nom dans un roman de Modiano, non ?
- Ou dans un Simenon. Mais, c'est drôle, je suis également tombé sur ce nom de ville à deux ou trois reprises ces derniers jours. Un roman récent que j'ai aperçu dans une librairie. Un dimanche à Ville-d'Avray, dans mon souvenir. Qui évoque un film des années 1960.
- Quel film ?
- Je ne sais plus le titre, mais c'est très proche de celui du roman. Un film un peu culte. Je crois que Nicole Courcel y tient l'un des rôles principaux.
- Nicole Courcel... Elle vit encore ?
- Aucune idée...
- Ce nom surgi d'on ne sait où...
- Du monde d'avant.
- Comme Ville-d'Avray...
- Tu sais, tu m'étonnes parfois.
- Pourquoi ?
- Je ne t'ai pas encore vu sortir ton téléphone intelligent pour consulter wikipedia...
- Je n'ai plus de batterie...
- Tout s'explique...
- A propos de maison, tu as suivi la polémique sur celle de Céline ?
- Non.
- Tu sais que sa veuve est morte ?... Elle avait mis la maison en viager, il y a un an.
- L'acheteur a fait une bonne affaire...
- Il n'a pas dû attendre longtemps avant de récupérer son bien, en effet...
- Lucette était plus que centenaire... C'est quoi, la polémique ? On a manipulé Lucette pour qu'un salopard rachète la baraque pour une bouchée de pain ?
- Non, je ne crois pas. C'est Stéphane Bern...
- Qu'est-ce qu'il vient foutre ici, ce crétin ?
- Il s'oppose à ce que la maison de Céline soit transformée en musée. Il a peur que ça devienne un lieu de pèlerinage pour des gens infréquentables.
- De quel droit se prononce-t-il sur la question, cet infréquentable royaliste de mes deux ? Il a dû entendre parler de Céline à Questions pour un champion ou chez Hanouna, j'imagine...
- Tu n'oublies pas que notre président lui a confié une mission autour du patrimoine.
- Oh putain, je l'avais oubliée, cette énième cagade de l'autre illuminé ! Je me souviens, n'y avait-il pas une histoire de loto du patrimoine ?
- Exact.
- Mais, dis-moi, une mission, ça a une durée limitée, non ?
- A priori, oui.
- Tu vois, c'est bien la première fois je regrette que tu ne puisses pas consulter ta machine...
- De son côté, Jack Lang estime que la maison de Céline devrait être préservée...
- Lui aussi avait un mandat limité, non ? C'est ça, la polémique ? Le seul fait d'évoquer les noms de ces deux grotesques moutons est déjà une faute impardonnable. Leur accorder le moindre intérêt devrait être considéré comme un délit.
- Tu n'as pas d'avis sur la question, toi qui admire Céline ?
- Je n'admire pas Céline, et d'une. Et puis, je ne suis pas fétichiste. Si le nouveau proprio veut raser l'ancienne baraque de Céline, grand bien ou autre chose lui fasse, je m'en tape. S'il veut la garder en état, la restaurer, en faire un musée, je m'en fous aussi. De Céline, il reste les livres. Et, ça, crois-moi, chez Gallimard, on n'est pas près de les faire disparaître... De Céline, il y a beaucoup à dire, mais ce genre de considérations ne sont que des numéros de clowns, intégrés au spectacle permanent de l'actualité, histoire de nous donner l'illusion qu'il y a débat d'idées, indignations et respect du patrimoine... Bref, si tu pouvais éviter de m'apprendre ce genre de choses...
- Tu es un peu tendu en ce moment. C'est toi qui deviens infréquentable...
- Certainement, encore des histoires de maison...
- Stress et angoisse sont dans un bateau...
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Attends. Donc, stress et angoisse vont en bateau. Les deux tombent à l'eau. Qui se sauve ?
- ...
- Le cancer !
- Ecoute, ne le prends pas mal, mais je préfère encore quand tu me parles de Stéphane Bern, c'est un peu plus drôle... Allez, pour la peine, tu vas nous payer une tournée !
- Pourquoi moi ?
- Si tu comptes sur les laquais du prince pour nous payer un verre, tu peux te gratter...