samedi 2 juin 2018

La moitié des femmes



Gina Berriault est morte en 1999 d'une « courte maladie », selon sa famille. Elle avait 73 ans. Elle était plongée dans un livre intitulé The Great Petrowski lorsque fut diagnostiqué le stade terminal de sa maladie. Elle eut le temps d'achever sa rédaction, mais pas de le voir publié. « Je lui ai apporté les épreuves à l'hôpital, histoire de lui remonter le moral », racontait son éditeur, Guy Biederman. Elle avait passé toute sa vie en Californie. Née Arline Shandling à Long Beach, ses parents étaient issus d'une famille juive originaire de Lituanie et de Lettonie. Sa mère est tombée aveugle lorsque Gina était encore adolescente. Dans un texte publié par The Confidence Woman, elle se souvenait d'elle, assise à côté de son petit transistor et écoutant ses feuilletons, agitant la main devant ses yeux lorsqu'elle essayait de donner une forme aux ombres. « J'avais 14 ans lorsque l'obscurité s'est refermée sur elle et que je me suis mise à écrire ». Son père éditait des revues professionnelles et possédait une de ces anciennes machines à écrire toute en hauteur. « C'est sur cette machine que j'ai commencé lorsque j'étais au collège », affirma-t-elle dans The Literary Review.
Berriault a signé quatre romans et un nombre incalculable de nouvelles. En 1996, elle en réunissait 35 dans un volume intitulé Women in Their Beds, aujourd'hui traduit en espagnol par Olivia de Miguel Crespo pour les éditions Jus. Elle a écrit durant 40 ans, suscitant à peine l'attention de la critique. En revanche, elle fut admise au club très select d'auteurs qualifiés d'écrivains pour écrivains. Il est bien difficile de se débarrasser des étiquettes. On a dit de sa prose qu'elle était « musicale et mesurée et qu'elle ajoutait un vernis sophistiqué aux vérités qu'elle débusquait ». Le critique Lynell George affirmait que son écriture était « imprégnée d'une résonnance inquiétante. Comme un secret accidentellement révélé ».
En 1997, Women in Their Beds fut couronné de nombreuses récompenses dont le National Book Award et le Pen Faulkner. L'un des jurés de ce dernier prix affirma que dès la première phrase « nous comprenons que nous sommes sur le point de vivre ce que seule la grande littérature peut produire, la découverte, comme disait Virginia Woolf, des réalités secrètes ». Dans son article pour la New York Times Book Review, Tobin Harschaw notait qu'il fallait faire un grand effort « pour trouver parmi ces nouvelles une seule phrase n'atteignant pas la perfection d'une perle »
Le récit qui donne le titre au recueil, se déroule dans le San Francisco des années 1960, et nous conte l'expérience de trois amis, acteurs et dramaturges, Angela, Dan et Lew,  employés temporairement dans un hôpital en tant que travailleurs sociaux, « faisant de leur esprit un purificateur d'air dans cette imposante suite de bâtiments de briques rouges et de béton sale ». Dan possède un master en sciences politiques et Lew, une licence en arts de la scène, tandis qu'Angela, une comédienne de seconde zone, cantonnée aux petits rôles, et héroïne de cette nouvelle, n'a aucun diplôme. « Fais comme si tu en avais : offre-toi un master de sociologie et une licence en psycho. Imagine que tu dis la vérité comme lorsque tu es sur scène », lui suggèrent ses camarades.
Le travail d'Angela consiste à parcourir l'aile du bâtiment réservée aux femmes, afin d'indiquer à celles dont le nom apparaît sur sa liste le lieu où elles doivent se rendre, un autre hôpital, un centre  de rééducation, un foyer ou si elles doivent finalement regagner leur lit, chez elles, qu'elles en aient envie ou pas. C'est en méditant sur ces destins qu'Angela met en place des liens imaginaires entre les vies des patientes, au point d'en arriver à la théorie que les femmes sont inséparables de leurs lits. « De par le monde, en ce moment-même, la moitié des femmes sont dans un lit, le leur ou celui d'un autre, qu'il fasse jour ou nuit, qu'elles le désirent ou pas », affirme-t-elle. L'ensemble du livre fait l'éloge de cette idée, toutes les nouvelles nous montrant, à un certain moment de leur existence, les personnages, majoritairement des femmes, dans leur lit. 

Juan Tallon, Mujeres en la cama,
chronique Restez bourrés,
parue dans El Progreso, 29 mai 2018,
trad. maison

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