mardi 23 janvier 2018

Mythologie quotidienne

Stanley Kubrick via Undr



Chaque jour, l'homme s'efforce à rafraîchir un mensonge usé ou à en forger un nouveau. Le faux constitue une dimension naturelle de la vitalité. Toute biographie devrait s'intituler « Histoire d'une illusion », car la chaleur de la vie n'est qu'un feu d'artifice, un spectacle irréel adapté uniquement aux plaisirs d'un œil abusé.
Qu'un être défende ses intérêts les plus vils ou un dieu quelconque, une même activité d'affabulation tisse la trame des désirs et des symboles improbables. Mais le regard qui promène une tristesse itinérante sur le déroulement des intrigues vitales en découvre aisément la part d’irréalité et de désert.
Tant que vous pouvez mentir, le soleil luit pour vous. Mais quand vous vous éveillez sans la ressource d’aucun mensonge, nul rayon ne vous effleure. Alors, ce qui vous reste d’énergie se concentre à l’affût d’un prétexte, qu’il soit une basse besogne ou un rêve transcendant, pourvu qu’il vous délivre de cette mortification lucide qui dépossède les heures et contraint le temps à mendier aux portes de votre âme. N’importe quelle fausse lumière qui irrite vos penchants ou tente vos pensées, vous la saississez, avides que vous êtes d’un prestige fragile triomphant du vide envahissant.
Une réalité, qui n’est pas embellie par les fables est plus difficile à supporter qu’un enfer drappé de mythes. L’homme a toujours préféré des figurations incertaines à la vision dépouillée qui démasque les jours. La crainte d’affronter l’absence dans son âme et dans le temps, l’a fait peupler d’illusions le ciel et la terre : les dieux impalpables comme les soucis quotidiens en résultèrent ; l’effroi de contempler au milieu de la vie le silence qui la précède, et celui qui lui succède, l’a fait accepter ce fracas qui s’appelle vivre, auquel chacun ajoute sa voix de peur de s’écouter soi-même et de ne plus rien entendre.
Adorer et abhorrer la vie en même temps, être tiraillé entre deux ardeurs contradictoires, subir cette prédestination d’écartelé dans l’espace de chaque instant, ces accès d’enthousiasme et d’horreur dans le ciel et l’enfer de tous les jours… Si au moins l’âme avait un seul patron, un dieu de lumière ou de ténèbres, si son destin était fixé une fois pour toutes, irrévocablement clair ou obscur ! Tous les êtres ont un monde à eux, un milieu idéal de leurs joies et de leurs peines, une patrie de leurs stupidités et de leurs éclairs. Mais nous ne savons pas où nous sommes ; rien n’est nôtre, pas même cet exil entre la matière et le rêve. Nous sommes rayés des registres de la vie et de la mort ; cependant nous traînons notre survivance illégale, fourvoyé entre le temps et l’éternité, ne pouvant nous réclamer ni de l’un ni de l’autre, et à jamais vomis par les berceaux et les tombes.

E.M. Cioran, Exercices négatifs,
En marge du Précis de décomposition

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