samedi 26 décembre 2015

Chéris exotiques





- Tiens, t'as mis Nat King Cole sur le blogue. C'est de l'avoir entendu chez ma soeur à Noël ?
- Pas du tout. Je l'ai mis avant de partir à ce réveillon. J'ai failli t'en parler d'ailleurs en l'entendant, mais c'est avec ta mère finalement que j'ai discuté de ce bon vieux Nat.
- Tu lui as dit que tu venais de le mettre sur le blogue ?
- Pas du tout, là encore. On a parlé d'Henri Salvador.
- Quel rapport ?
- Aucun, heureusement ! En fait, ton excellente mère m'a appris que la première version qu'elle entendit de Quizas, Quizas, Quizas dans sa jeunesse était une version française par Salvador.
- Ah bon ? T'as vérifié ?
- Non, je m'en suis abstenu. Je préfère croire ta mère sur parole !
- Je t'ai entendu lui dire que tu avais encore les 45 tours de ses chansons.
- Les chansons d'Henri Salvador ?
- Celles de Nat King Cole !
- En fait, ce sont des disques de ma mère à moi. Des 45 tours avec deux chansons par face. Nat King Cole est son chanteur préféré. Bien entendu, elle ne connaît que son répertoire en espagnol. Le reste ne l'intéresse pas. Quand je lui ai dit que c'était avant tout un excellent pianiste de jazz, elle n'y a pas cru. Et elle n'y croit toujours pas. Pour elle, c'est le chanteur un peu exotique, débarqué au coeur de sa jeunesse malheureuse, la berçant d'histoires d'amour et de désirs contrariés à la mexicaine ou à la cubaine.
- Il était bilingue ?
- Je ne pense pas. Il a dû apprendre les paroles phonétiquement, ça s'entend. Ces disques, des reprises de vieilles chansons sud-américaines, étaient faits pour le marché hispanophone. 
- L'Amérique latine ?
- L'Amérique du sud ! Et l'Amérique centrale... Le succès fut tel qu'il est arrivé en Espagne. Quand on était enfants, cet accent nous amusait, comme nous amusait ma mère qui connaissait toutes les paroles par coeur et chantait à tue-tête en faisant son repassage ou la vaisselle. Et quand nous, les enfants, nous chantions Acercate Más ou Perfidia, nous le faisions avec l'accent de l'Alabama.
- Tu comprenais les paroles ?
- Bien sûr. Même si le sens nous échappait certainement. Notre chanson préférée d'ailleurs était El Bodeguero, une chanson cubaine si je ne dis pas de bêtises. Et ce refrain : mange du chocolat et paie ce que tu dois. Come chocolate, paga lo que debes. 
- C'est absurde.
- Non, c'est le credo de l'épicier. 
- Quel épicier ?
- Tu vois ce qu'est une bodega ?
- Vaguement. 
- A l'origine, c'est une cave à vin. Mais dans la plupart des cas, dans les petites villes et dans les villages, en Amérique centrale notamment, on y vendait aussi des produits alimentaires, comme le chocolat. 
- La chanson parle de ça ?
- Oui, un bodeguero, un tenancier de bodega, toujours heureux, un peu rapace, mais qui s'entraîne à danser le cha-cha-cha, qu'il vient de découvrir, au milieu des sacs de haricots du magasin. 
- Tu me parlais de chansons d'amour !
- C'était la chanson qui nous plaisait, à nous, enfants. D'ailleurs, mon père, avant de quitter l'Espagne pour venir faire le maçon à Paris, avait travaillé dans une bodega, à deux pas de la maison natale. C'est ce qu'il racontait. En fait, je crois que c'est son père, que je n'ai pas connu, qui a bossé dans une bodega, mais je crois qu'il y buvait tous ses revenus et a dû couler la boutique ou en être renvoyé par son patron...
- Tu ne l'as jamais connu, même enfant ?
- Il a cassé sa pipe à peine la guerre civile terminée, laissant une veuve et huit enfants.
- C'est Zola, ton histoire.
- Pérez Galdós, à la limite. Et encore, c'est la vie de ma famille. De celle qu'on n'écrit pas. Et je n'en connais qu'une partie infime...
- Mais tu en découvres tous les jours...
- Je ne te le fais pas dire. Une petite cousine du Vénézuela m'a raconté récemment que ce grand-père avait tenté de faire fortune à Cuba, d'ailleurs. Qu'il comptait faire venir sa famille mais s'était lamentablement planté. J'en ai parlé à ma mère, elle est tombée des nues. Pour elle, c'était certes un aventurier, mais au petit pied, et surtout un ivrogne. Il n'a jamais quitté son quartier de Madrid !
- Et ton père ?
- Quoi, mon père ? Tu me demandes si c'était un ivrogne ?
- Non, ça, je le sais. Je demandais s'il avait voyagé.
- Madrid-Paris. Et, sur le tard, il a filé au Vénézuela. C'est un voyage assez obscur.
- Pourquoi ?
- Je me demande s'il n'y avait pas une maîtresse...
- Raconte !
- Je n'en sais rien. En fait, une de mes cousines était venue à Paris quelques mois, avec une copine. Une Basque, la copine. Elles devaient avoir la petite vingtaine. Je pense qu'elles étaient fascinées par Paris et mon père par la Basque.
- Quoi ? Il se tapait la copine de ta cousine ?
- Je ne sais pas. Toutes deux adoraient mon père qui était assez drôle, le coeur sur la main. J'ai longtemps pensé que cette cousine était homo, que la Basque était sa petite amie. Ma mère la détestait, je ne sais pas pourquoi. Elle aurait été membre de l'ETA, selon elle, réfugiée au Vénézuela. La vérité était certainement tout autre, mais elle nous échappait. 
- T'avais quel âge ? 
- Une dizaine d'années, je pense. Toujours est-il que quelques années plus tard, elles ont ressurgi dans notre vie. 
- Ta cousine et la terroriste ?
- Oui, elles nous ont rendu visite en Espagne, pendant nos vacances à la mer. Et peu après leur retour à Caracas, mon père a pris un avion et est resté plusieurs semaines là-bas. 
- Et que disait ta mère ?
- Qu'il était fou ! Elle était surtout en colère car c'était elle qui tenait la baraque. Mon père buvait et jouait ses revenus, lui filait peu d'argent.
- Le coeur sur la main, hein !
- La première crise du pétrole était passée par là, et avec elle, celle du bâtiment. Mon père a eu des périodes de chômage importantes. Ma mère tirait la langue avec son petit salaire de femme de ménage, devait multiplier le nombre de ses employeurs... Et là, son fanfaron de mari, sur un coup de tête, se payait un billet d'avion pour Caracas, y allait seul bien évidemment, sans rien demander à personne.

- Ta mère, la pauvre...
- Je peux te dire qu'on en a entendu du Nat King Cole à ce moment-là !


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