mercredi 4 juin 2025

Marécages

 

Alfa Castaldi

— Il y a à peine un an, c'était Anouk Aimée. Qui s'ajoutait à Pierre Barouh, Trintignant, Francis Lai...
— Lelouch avait l'air encore en forme quand on l'
a croisé lundi...
— Son cinéma l'est un peu moins.
— On ne peut pas rester éternellement au sommet, inspiré... Mais je préfère voir un mauvais Lelouch qu'un bon Godard...
— Comme tu y vas.
— Je pense que Lelouch est un type bien moins tordu que l'était Godard.
— Mais pas moins mégalo...
— Tout créateur l'est, à un degré ou un autre...
— Certes... 
— Dire qu'elle a bercé mon enfance…
— La mienne aussi. 
— Ma grand-mère l'adorait.
— Enfants, nous chantions ses chansons à tue-tête en déjeunant devant Midi Première... J'ai encore en mémoire certaines paroles... Cette voix... Tu sais si elle chantait encore ?
— Ces dernières années, elle faisait plutôt la comédienne. Au théâtre, il me semble. Je l'ai un peu perdue de vue. Une chose est sûre, ça nous met un sacré coup de vieux, tous ces gens que l'on a aimés et qui partent les uns après les autres.
— Je ne veux pas imaginer le jour où ce sera le tour de Catherine... 
— ...Ne parle pas de malheur
! Cela dit, sa mère est morte à presque 110 ans!
— Nous voilà comme deux vieux cons à évoquer 
nos morts, les larmes aux yeux...
— C'est vrai que je me sens parfois larguée. Quand il m'arrive de feuilletter un magazine, je suis perdue devant tous ces visages célèbres pour tous, inconnus pour moi.
— Aujourd'hui tout le monde est célèbre.
— N'exagérons rien.
— Jamais. Promis !
Ne pas avoir la télé, ne pas regarder les séries, ne pas écouter les chanteurs et chanteuses d'aujourd'hui, ne pas aller voir les films dont tout le monde parle...
...Moi, ça me va très bien. 
Toi, tu n'aimes rien !
Faux. Disons que la dernière comédie de l'influenceuse qui vend des shampoings à Dubaï ou la vie du rappeur devenu champion de MMA ne m'intéressent que modérément. 
Tu caricatures.
Nos vies sont des caricatures.
— Quand même...
— Je ne t'interdis rien. Tu peux aller voir ce qui te plaît au cinéma. Ou que tu te sens obligée de voir. De même, tu peux lire le dernier Melissa Da Costa ou le prochain Foenkinos si ça te chante —je sais que tu ne le feras pas bien que ce soit certainement intéressant de le faire… Mais je peux, et tu peux également, faire le choix de ne pas le faire. 
On passe à côté de plein de choses... 
— Détrompe-toi. Regardemaintenant que nous avons cet écran généreusement offert par ton frère, nous allons voir un peu plus ce qui passe sur les chaînes regardables. Et emprunter des DVD de films récents à la médiathèque, visionner d'autres films que ton frère nous mettra sur une clé, comme nous l'avons fait l'autre soir avec l'épouvantable Planète des singes.
Tu vois, tu n'aimes rien.
Je te ferai remarquer que je suis resté jusqu'au bout. Ne me dis pas que tu as apprécié cette espèce de jeu vidéo à grand spectacle numérique pour ados attardés... 
Non, je n'ai pas aimé ça, mais j'étais contente de le voir. 
Ça t'a soulagée ? 
De le voir ?... 
Oui. 
Oui, parce que ça fait plus d'un mois que mon frère nous l'a passé... 
Tu avais peur de le froisser si nous ne le regardions pas? Ou que nous passions pour des ringards?
Les deux, je crois. 
Tu as désormais un avis autorisé de spectatrice avisée. Tu dois te sentir libérée. 
— Tu te moques... Par snobisme…
— Pas du tout. D'ailleurs, pas plus tard que lundi, ne sommes-nous pas allés voir en projection de presse, chez l'ami Lelouch, le film de cet acteur qui est partout et dont tout le monde parle ? 
— Le nouveau Luchini…
— Tu trouves ?
— Pas dans le jeu, mais dans le sens où cet acteur est devenu son propre personnage.
— Oui… Et puis, tous deux sont montés sur des ressorts, sont de vrais jacasseurs, voire jaseurs… Mais à la différence de Luchini qui cite de long en large ses auteurs favoris, Quenard, du moins dans son propre film, se cite lui-même, se parodie, se regarde jouer et nous montre tout son registre d'acteur, pas très étendu tout de même si l'on en croit ce film…
— Le film est drôle dans la première partie, et je t'ai entendu rire, et puis ça finit par lasser…
— Tu n'aimes pas le Pérou et ses hommes sans cou ?… Bien sûr que j'ai ri. Mais comme on pouvait rire à un sketch des Nuls…
— C'est à ce genre de références que l'on se rend compte que nous sommes largués…
— Tu m'as compris. La démarche de Quenard est défendable sur la courte durée, elle ne fait pas un long métrage. Son faux faux documentaire est certainement symptomatique du cirque cuculturel actuel, la tyrannie qu'il nous impose. L'éclosion de cet acteur a été tonitruante, on l'a retrouvé partout, à faire le guignol et bavasser sur tous les plateaux, les réseaux, les magazines, il vient même de publier un roman, qui est en rupture de stock, nous disait la libraire l'autre jour… La machine médiatique est impitoyable, elle l'utilisera jusqu'à l'os, il s'y prêtera par narcissisme et goût du fric, jusqu'à en devenir insupportable — tu parlais de lassitude… – alors la machine passera à autre chose, à d'autres influenceurs… 
— Et tu t'apprêtes à épouser une pauvre femme comme moi, soumise à tout ce cirque ?
— Oui, parce que tu ne l'es pas vraiment, et que je t'aime. Et que nous allons, comme dans la chanson, Vivre libre en un marécage...
Ou vivre heureux dans une cage...
— Voilà. Musique !

 

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