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Babette Mangolte |
J’apprends à l'instant que la vénérable BBC propose aux aspirants romanciers une masterclass animée par Agatha Christie – tout au moins son ménechme de synthèse. La reine du roman policier dispense désormais ses ficelles à tout un chacun, moyennant la rondelette somme de 79 livres (pounds), pour construire un récit, opérer des retournements de situation, installer et maintenir le suspense, etc. Rassurons-nous, tous ces conseils restitués par synthèse vocale sont recréés à partir des propres mots de la romancière tirés de ses écrits, lettres et entretiens, compilés par des spécialistes de la dame et validés par ses ayant-droits. L’objectif de cet atelier d’écriture nommé BBC Maestro, et qui réunit également quelques pointures vivantes, est de « démocratiser le savoir ». Louable entreprise. Qui promet, en sous-texte, de prolonger l’influence des grands noms de l’écriture sous forme de directeurs d’ateliers virtuels. On songe à nos auteurs favoris qui, chez nous, animent des ateliers d’écriture, par exemple ceux que sponsorise le quotidien de Xavier Niel ou la maison Gallimard. Imaginer qu’un David Foenkinos, une Marie Darrieussecq ou un Eric-Emmanuel Schmitt sont appelés à sévir des décades après leur mort n’est pas pour me déplaire.
Il y a un peu moins d’un an, une étude consacrée à la poésie et l’IA fut publiée par la revue Scientific report. Après avoir rassemblé les poèmes de dix auteurs, de Shakespeare à Lord Byron, en passant par Emily Dickinson et Sylvia Plath, les chercheurs à l’origine de la chose ont ensuite généré via l’IA cinq poèmes à la manière de ces grands noms de la poésie. Il fut ensuite demandé à un panel de 1 634 personnes, non expertes en lyrisme, de comparer les poèmes originaux et les poèmes rédigés par la machine. Personne ou presque n’a pu faire la différence. Encore mieux, pour la plupart de ces lecteurs, les poèmes écrits par l’IA étaient signés par de véritables auteurs en raison de leur beauté, leur originalité et les émotions suscitées. Conclusion des scientifiques : « Les poèmes générés par IA, comme les peintures ou les visages, sont maintenant plus humains que les humains, et les lecteurs de poésie non experts préfèrent la poésie générée par intelligence artificielle parce qu’elle est plus accessible, et qu’elle communique des émotions, des idées et des thèmes de façon plus directe et dans un langage facile à comprendre ». On ne peut être plus clair.
Je viens de jeter un œil à ce que la toile qualifie de générateurs de poésie. L'un d'eux permet de créer sans se creuser la tête des « poèmes d'amour touchants », un « haïku sur le printemps » ou encore un « poème acrostiche nommé ». On peut également choisir la longueur du texte ainsi que la langue de la création. Du haut de ma bêtise naturelle, friand de toute nouvelle expérience, j'ai demandé à cette IA de m'écrire un poème à la manière de Bukowski. J'ai répété la même démarche auprès d'une autre IA. Ma joie est immense. Le résultat est bluffant. Faisons un jeu. Je copie ci-dessous les deux poèmes prétendument bukowskien. Et recopie la traduction d'un vrai texte de l'auteur de Women, chopée sur la toile — je n'ai pas de livres sous la main. Je mélange. Saurez-vous dire quel est le poème qu'a véritablement écrit l'ami Bukowski ?
la machine à écrire crache ses mots sales
comme un ivrogne qui vomit ses rêves,
les lettres se tordent sur le papier jauni,
c'est ma vie qui saigne en encre bon marché.
les bars sentent la bière et la sueur,
les femmes rient trop fort pour cacher leur peine,
je bois encore, je bois toujours,
pendant que le monde pourrit sous nos pieds.
la ville gronde comme un chien enragé,
les néons clignotent, éclairs de misère,
je marche dans la boue des trottoirs,
mes chaussures trouées pleurent de fatigue.
les amours passent comme des trains de nuit,
sifflant leur départ dans un brouillard de larmes,
je reste là, les mains vides,
à compter les étoiles qui meurent une à une.
le matin arrive avec sa gueule de bois,
le soleil me frappe comme une gifle,
je rallume une cigarette, je reprends la plume,
parce que même l'enfer a besoin de poètes.
et quand je mourrai, ce sera sans fanfare,
dans un lit sale, avec une bouteille vide,
mais les mots, ces putains de mots,
continueront à danser sur ma tombe.
***
tout va bien puisque je ne suis pas encore mort
et les rats s'activent entre les canettes de bière,
les sacs en papier s'emmêlent comme des petits chiens,
et ses photographies sont collées sur une peinture
à côté d'un Allemand mort et elle aussi est morte
et il m'a fallu 14 ans pour la connaître
et s'ils me donnent 14 années de plus
je la connaîtrai encore mieux...
ses photos collées sur le verre
ne bougent ni ne parlent ,
mais j'ai quand même un enregistrement de sa voix,
et elle parle certains soirs,
de nouveau elle-même
si réelle qu'elle rit
qu'elle dit les milliers de choses,
la seule chose que j'ai toujours ignorée,
qui ne me quittera plus :
j'ai eu l'amour
et l'amour est mort ;
une photo et un morceau de scotch
ne sont pas grand-chose, ai-je appris sur le tard,
mais donnez-moi 14 jours ou 14 années,
je tuerai tout homme
qui osera toucher ou prendre
ce qui reste.
***
Dans le bruit des villes qui n’animent plus,
je marche,
les pieds usés, le cœur lourd,
les néons brûlants illuminent des visages hagards,
les ombres dansent sur le pavé
comme mes rêves oubliés.
Les bars crasseux,
odeur de cigarette et de regrets,
un verre de whisky pour chaque pensée volée,
les rires s’élèvent, ivres de douleur,
et moi, je me perds dans les histoires inachevées
des âmes égarées.
Les femmes,
elles ont ce regard,
à la fois lueur et abîme,
elles parlent de liberté,
mais se saisissent de cages dorées,
et moi, je les écoute,
captif de leurs murmures.
La nuit se déploie,
comme une couverture sur une table de poker,
les étoiles sur le tapis,
un mélange de rêve et de désespoir,
qui sait, peut-être que demain,
je trouverai la beauté dans l’ordinaire.
Mais pour l’instant,
je sors et je regarde,
les vies qui passent,
des histoires se tissent dans l’air,
des cris étouffés par le bruit de la ville,
et moi, je reste là,
un observateur,
épuisé,
un poète sans rime,
un cœur battant au rythme de la solitude.
Il est assez connu celui-là (puisque tiré de son célèbre recueil de 69). Mais même si je ne le connaissais pas, les deux autres ne sont pas assez "jetés". Ceci dit si ceux qui ne lisent pas de poésie se mettent à aimer des poèmes qui n'ont pas été écrits par des poètes, ça veut dire que le monde est parfait une fois de plus.
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