vendredi 16 mai 2025

A cause des larmes


Nils Jorgensen

 

 

- Le hasard, certainement...
- Tu veux dire que si le hasard n'existait pas on ne se serait pas revu ?
- J'ai rarement entendu pareille ânerie.
- Parce que le hasard n'existe pas ?
- Pas seulement.
- Alors quoi ?
- Oublions le hasard…
- … C'est toi qui as utilisé ce terme.
- Disons que c'est un concours de circonstances.
- Ce n'est pas la même chose ?
- Pas vraiment. Plusieurs facteurs, on va dire, ont été réunis…
- …Ont-ils sonné deux fois ?
- Pas toujours… Toujours est-il que si je n'avais pas raté le bus que j'étais censé prendre…
- Tu te déplaces en bus, désormais ?
- Le bus est un de ces facteurs.Il n'est pas préférable d'entrer dans tous les détails.
- Entendu, revenons à nos moutons.
- La question est : pourquoi ai-je voulu, aujourd'hui même, trouver ce livre et me rendre dans cette boutique ? La peur, certainement.
- La peur ?
- J'ai eu
peur qu'un jour, ce livre qui ne se trouve, selon mes sources et celles de la toile, que dans cette seule librairie, ne s'y trouve plus.
- Moi, j'appelle ça plutôt de la névrose…
- Comme tu voudras. Ne perdons pas le fil. Car si nous allons plus loin, on pourrait même se demander
pourquoi est-ce que je suis tombé, précisément aujourd'hui, sur cette info ? – la disponibilité de ce livre dans cette librairie en particulier.
- Oui, pourquoi ?
- Il n'y a pas de réponse, ça participe au concours.
- Quel concours ?
- Celui des circonstances. Dont nous parlons depuis 10 minutes. D'où cette soif. Tu veux bien commander une nouvelle tournée ?
- C'est quoi, ce livre ?
- Ça n'a aucune importance.
- …C'est le titre ?
- Non. Je voulais dire que le livre, quel que soit son titre, n'a aucune importance pour notre conversation. C'est l'un des facteurs, mais il y en a d'autres. En fait, le livre présent, comme tu le sais, dans une seule librairie, n'existait pas.
- Quoi ?!
- C'était un stock faux. Dû à la gestion de la base de données ? A celle des libraires
? Ils n'ont pas été foutus de remettre la main dessus! Tous les employés de la boutique s'y sont pourtant employé. Bref, grâce à moi, ils savent désormais qu'ils n'ont pas en stock ce livre qu'ils ignoraient avoir, voire même dont ils ignoraient, pour certains, l'existence.
- Tout ça pour ça ? Un livre introuvable, que personne ne connaît, pas même des libraires professionnels…
- C'est une des circonstances du concours qui nous a permis de nous croiser. Le livre, les libraires incompétents, le stock faux, le bus raté, ma décision de regagner à pied la gare du RER, mon passage sous les fenêtres de ta boîte – je ne savais même pas que tu travaillais dans ce quartier –, ta sortie du bureau au même moment, et d'autres détails encore, que je préfère oublier…
- Le monde est complexe...
- Et ennuyeux.
- L'autre jour, j'ai entendu une émission sur le déclin cognitif. Avec l'âge. C'est irrémédiable.
- Qu'est-ce que
cette histoire vient faire ici ?
- J'y viens.
- Vite, s'il te plaît. J'ai perdu l'habitude des cafés, de la bière, du bruit, des autres…, j'ai la tête qui tourne...
- Justement. Plus on socialise,
plus le déclin se fait lentement. Surtout si notre socialisation est de qualité. Les gens comme toi qui aiment la solitude, qui s'y enferment, s'y complaisent, sont mal barrés: leur déclin cognitif est bien plus rapide.
- Si tu m'avais dit tout cela d'emblée, dès que nous nous sommes croisés, je ne me serais pas arrêté,
je serais illico allé chercher quelque compagnie de qualité, au lieu de replonger dans notre viduité habituelle. Tu sais, la solitude n'est pas un problème que l'on peut régler seul. Ni même à deux.
- A plusieurs, il serait résolu, le problème ?
- Je ne sais pas. Je pense qu'à partir d'un certain âge, ça se corse. Les gens disparaissent, sous une forme ou une autre. On s'isole naturellement. Le déclin cognif, personne n'y échappe.
Toi, par exemple, as-tu l'impression d'être aussi stupide que quand tu étais jeune ? Tu t'es amélioré ? Ça stagne ou c'est pareil ?
- Aucune idée. Je ne me suis jamais posé la question. Et toi ?
- J'ai l'impression permanente d'être particulièrement stupide, mais que ce n'était pas mieux avant. Peut-être existait-il alors une certaine légèreté qui me permettait de ne pas en être conscient. Quoi que… C'est drôle, ces dernières deux nuits, j'ai rêvé de mon premier amour. Je veux dire, la fille avec qui, comment dire ?…
- …Avec qui tu as baisé pour la première fois ?
- Je cherchais une formule correspondant davantage à ma bêtise de l'époque. Mais ça revient au même.
- Vous faisiez quoi ?
-
Je ne m'en souviens plus exactement. Nous nous retrouvions 30 ans plus tard. En réalité, 40, mais en songe, j'avais dix ans de moins. Je crois me souvenir que, malgré notre plaisir de nous revoir, nous nous apercevions que nous n'avions rien à faire ensemble et que les regrets n'avaient pas lieu d'être.
- Tu analyses ça comment ?
- A cause des larmes. Avec l'âge…
- Quelles larmes ?
- Tu vas rire : le jour du premier rêve, j'ai entendu, par hasard, ou par un concours de circonstances, la chanson d'Aznavour, La Bohème. Le réfugié suisse ne figure pas dans mon panthéon de la chanson française, comme on dit. Et cette chanson, je l'ai entendue 185 fois. Mais, va savoir pourquoi, ce jour-là, lorsque ce pauvre Charles chante La bohème, ça voulait dire on a vingt ans, et surtout Quand au hasard des jours/Je m'en vais faire un tour/A mon ancienne adresse/Je ne reconnais plus/Ni les murs ni les rues/Qui ont vu ma jeunesse… Les larmes prennent soudain d'assaut mes yeux. J'ai repensé à cette photo, à des gamins l'air ahuri et bienheureux croisés dans la journée, à un poème de Raymond Carver, à un autre de Johannes Kühn, à ce que nous étions, dont j'ai parfois honte et bête nostalgie. Pardon, j'ai trop bu. Je n'en ai plus l'habitude. Tout ça à cause d'un bouquin…
- Un bouquin dont on ne saura rien…
- Une connerie.
- Allez, je tente. Au hasard : de la poésie…

 

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