jeudi 24 avril 2025

Les ivrognes et moi


Ara Güler



C'est à moi,
qui ne suis pas mineur
comme mon père
et ne porte pas le labeur du jour
sur mes épaules,
qu'au village on donne tort,
et les ivrognes bredouillants de l'auberge gueulent
et dégueulent leurs reproches : Quoi, des vers !
Un seul ne suffit pas,
et cent, tressés ensemble, ne feraient pas une corde capable
seulement d'attacher une poule.
A quoi bon, le beau rythme d'une phrase digne de tes maîtres,
et qui veut du vers boiteux que tu débites,
pauvre fou, bois de la bière,
qu'elle t'humecte la lèvre et te vale une femme dans ton lit,
et que des enfants soient le fruit du rythme de tes reins,
nous en avons cinq ou sept, on est des hommes,
bougre d'âne
!

Quoi : un pommier en fleurs!
Se pâmer devant et en dégoiser
!
Toi qui ne possèdes pas un brin d'herbe,
pas une branche de noisetier.
Quasi obligé de glaner quelques pauvres noix,
l'automne venu. Fainéant
!

Pour se torcher le cul
sur lequel tu écris,
ferait mieux l'affaire.
Quand, aux frais de la commune,
ton cadavre ira au cimetière
on ne s'époumenera plus
à prononcer ton nom
!

Ô seigneur, je suis pauvre.
Les ivrognes disent la vérité,
car elle n'est pas seulement dans le vin,
mais aussi dans sa sœur,
la bière,
en plus dure.
Les psalmistes aussi écrivaient des vers
et ne semaient pas de graine,
aïe pitié.

 

Johannes Kühn, Moi qui ne possède rien... célébrant le papillon,
trad. Joël Vincent,
éd. Ressouvenances, 2025

samedi 19 avril 2025

Après l'amour


Stephen Uhraney

 

 

l'air pénétré
comme à l'église
elle lisait une enquête de sam spade
en m'attendant
je suis resté un temps
à l'observer
derrière la vitre
sans oser entrer
nos dix années d'écart
son sérieux m'impressionnaient
je ne connaissais rien à hammett
ni aux polars
ni aux filles
mais comme elle
certainement
et comme tous les caniches
je croyais
chercher l'amour
dans les films
apprendre à se tenir
dans les livres
je pensais encore
qu'un mot jeté au hasard
pouvait détruire l'univers
une phrase juste vous sauver la vie

je n'ai pas eu le temps de m'asseoir
Tu habites loin ?
En face
j'aurais aimé prendre un verre
acheter le courage
mais déjà
triomphante
une bouffée d'iris sauvage se dirigeait
vers la sortie

j'avais de quoi préparer une salade
Arrête tes histoires
Je préfère avaler autre chose
souffla-t-elle
en filant dans la salle de bains
pas le temps de penser
mettre un peu de musique
danser enlacés
elle était déjà allongée
sur le ventre
et m'offrait ses fesses
légèrement remontées
une intro sans préface
sans sentiments
à la hussarde
professionnelle
j'avais tout juste vingt ans
l'heure où l'on regrette
d'avoir manqué l'école
comme son ami jacques
qu'elle se mit à chantonner
après l'amour




charles brun, détruire l'univers, mode d'emploi



jeudi 17 avril 2025

Un lion affamé


Frank Eugene

 

 

L'amour est un lion affamé
qui mange
un cerf.

L'amour est un agneau blanc
qui dans la douce pluie du printemps
broute l'herbe tendre.

L'amour est un fichu poète
qui écrit « L'amour est… »
et qui sait pertinemment
que l'amour est,
et qu'il n'y a pas grand-chose
à en dire
qui n'a
été dit auparavant
par
quelqu'un d'autre.

Mais, ça ne l'empêche pas d'écrire
« L'amour est… »
 


Richard Brautigan, Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus,
ed. bilingue, trad. Thierry Beauchamp, Romain Rabier, Points

mercredi 16 avril 2025

Des mouches

Sergio Larraín


 

 

J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas de poètes, ce qu'il y a ce sont de simples vecteurs de poésie.
Au cours d'un été à quarante-quatre degrés, dans un village de Santiago del Estero, je me suis rappelé ceux qui se disent poètes en observant un robinet à sec avec des mouches tout autour qui auraient tout donné pour une goutte d'eau. C'est comme ça, les soi-disant poètes se disputent les robinets, mais l'eau ne leur appartient pas… ni la terre, ni l'air, ni rien. Il faut se contenter des mots et rien d'autre !

 

Extrait de la postface avec dettes de l'obscur Argentin Ricardo Zelarayán à son recueil, l'un des rares, L'Obsession de l'espace (1972), enfin traduit en français, en l'occurrence par Solange Gil et Antonio Werli. C'est à paraître sous peu aux éditions du Dilettante, 18 euros. On y reviendra.

mercredi 9 avril 2025

Le dimanche matin



 

Ce serait drôle, non,
si Le Doigt nous avait conçus
pour ne chier qu'une fois par semaine ?

toute la semaine on grossirait de plus
en plus et puis le dimanche matin
pendant que tout le monde est à l'église

                                                                            plouf !

 



Frank O'Hara, Poèmes déjeuner,
trad. Olivier Brossard, Ron Padgett, ed. Joca seria

lundi 7 avril 2025

Le sourire de nos poètes


Dominique Berretty

 


A quoi nos poètes sourient-ils
?
Il n’y a rien de drôle dans notre tribu.
Beaucoup gisent assassinés dans les ravins.
Nos femmes et nos enfants ont faim et vont pieds nus.
Des maladies inconnues nous fauchent.
Pas de nouveaux villages construits et il va bientôt neiger.
Malgré tout cela le sourire ne s’efface pas du visage de nos poètes.
Comme si envisager la peine leur faisait une joie secrète, irrationnelle.
Quand on leur demande ce qui est drôle ils ne disent mot, font la moue,
Et font la même chose quand on leur demande de nous remonter le moral en ces jours sombres.
Ils gardent la raison de leur sourire pour leur seul plaisir à eux
Nous leur faisons de moins en moins confiance, apportons de moins en moins de foi à leurs rares paroles.
Le sourire de nos poètes est vraiment mystérieux en ces temps de misère.
Ont-ils perdu la tête ? Raillent-ils notre misère commune
?
Leur sourire est parfois d’un plus cruel tranchant que les armes de nos ennemis.
Mais ils font erreur s’ils pensent qu’ils vont nous tromper.
Nous ne les tuerons que lorsque nous leur aurons extorqué leur secret
Nous ne laissons en vie que les plus grands bavards, aux visages sérieux, qui nous ressemblent.

 

Aleš Šteger,  Au-delà du ciel sous la terre,
trad. Guillaume Métayer, Gallimard

samedi 5 avril 2025

Tout l'or du monde

 

Arthur Tress

 

 

Les enfants aiment y fouiller en quête de signes.
Les princesses provençales s'en faisaient
Des compresses d'éternelle jeunesse.
On l'épand dans les champs au printemps et les blés poussent.

Dans l'âpre douleur, tu te retournes, heureux.
Mais ce n'est pas de la merde que tu vois, qui t'observe.
C'est ton âme boueuse qui a rampé hors de toi.
Ton seul véritable enfant. Tombé hors de toi.

Sans ton âme tu n'es qu'un moule sans valeur.
C'est pourquoi tu la perds et la crées. Tu perds et tu crées.
Tu n'échangerais pas ta merde pour tout l'or du monde.
Tu n'échangerais ta merde que pour l'amour.

 

 

Aleš Šteger, Le livre des choses,
trad. Guillaume Métayer, ed. Circé, 2017

 

mercredi 2 avril 2025

Epitaphe

Miron Zownir

 

Lorsque je serai mort, avec de la poussière
sur les buis
— et les chiens joueront avec les enfants,
personne n'est en faute
le soleil
luira dans l'étang pour se délasser,
au matin sur les plates-bandes une buée perle ;
emmêlé avec les plantes je croîtrai parmi elles,
éparpillé avec les graines, délivré.

Tout sera en ordre, ni plus ni moins. La nature
brouille les pistes, poursuit ses jeux, elle rit.
Bienveillante avec d'autres, il le faut croire,
jusqu'à les lâcher quand il lui plaît.
Mais quel tremblement dans vos voix sera-t-il demeuré,
de ma voix qui avait parlé pour vous
?

 

André Frénaud, in Il n'y a pas de paradis, Poésie/Gallimard