samedi 10 octobre 2020

Une vie dans l'ombre

 

Je sortais de la projection d'un de ses derniers films. Impossible de retrouver le titre, je les confonds tous désormais. J'y avais été perdu, somnolé et une pluie pénétrante m'avait cueilli à la sortie du ciné. J'avais naturellement trouvé refuge devant un comptoir encore ouvert à deux pas de la salle. Après quelques mousses bien méritées, rapidement la crête rouge en raison d'un régime alimentaire discutable, il a surgi de je ne sais où, posant sa main sur mon épaule droite, se collant à moi, ç'en était gênant. J'ai fait un demi-pas de côté, discrètement, je ne voulais pas être déplaisant. Mes souvenirs sont aujourd'hui un peu vagues, nous avons beaucoup bu, fermant ce premier bar et en squattant deux ou trois autres jusqu'à une heure avancée de la nuit. Je n'ai jamais revu ce type, j'ignore son nom et à quoi il pouvait bien ressembler, une silhouette aux contours flous.  

 

Vous avez digéré la chose ? Je vous ai vu, vous étiez au cinquième rang, légèrement sur la gauche. Pauvre Jean-Luc! Je vous paie un verre? C'est vraiment imbitable. Vous savez, ça fait un moment que je ne vais plus voir ce qu'il bricole, tout seul comme un grand, dans son coin... Oh, oui, une bonne vingtaine d'années, je dirais. Depuis que nous nous sommes brouillés à vrai dire. Je vais vous dire un truc que je n'ai jamais dit à personne, vous m'êtes sympathique et comme moi, vous l'avez certainement aimé et êtes déçu par ce qu'il est devenu, le Mao suisse. Je vais vous dire, ça va certainement vous paraître fou, on se connaît à peine, mais Godard, c'est moi! Oui, ça peut sembler curieux, surréaliste, invraissemblable, vous allez me prendre pour un mythomane, tout ce que vous voulez, mais je vous assure, tout ce que je vais vous dire est vrai, je l'ai bien connu, Jean-Luc, nous étions très proches. Dès le début. C'est moi qui lui ai présenté Brialy, qui à l'époque n'était qu'un gigolo, comme Delon d'ailleurs... Bref, peu importe. Il l'a fait jouer dans un de ses courts métrages. Vous connaissez ce film. Ce n'était pas son premier, mais il s'y est tellement pris comme un manche, multipliant les prises de vue, confiant dans son talent d'improvisateur et surtout le talent des autres, obsédé par la petite comédienne normande, comment s'appelait-elle déjà?, Nicole Berger, oui, c'est ça, bref, il s'est retrouvé en salle de montage complètement dépassé. Avec la monteuse, Cécile je crois qu'elle s'appelait, on a pris les choses en main et le résultat est honorable. Il a été encensé. Jean-Luc avait déjà signé pour A bout de souffle, sur deux pages écrites par François. Belmondo traînait dans le coin, passait aux Cahiers avec d'autres de la bande du conservatoire, Marielle, une fois est venu mais sa gueule à l'époque, ce n'était pas possible, d'ailleurs, vous pouvez le vérifier, pas un seul réalisateur de la vague Vague n'a fait appel à lui... Bref, Jean-Luc devait encore se faire la main avant le long selon le producteur, et a improvisé un truc dans une chambre de bonne avec Belmondo. Les mêmes problèmes se sont de nouveau posés. Il était  incapable d'écrire un scénario qui se tienne. Et mine de rien, 10 minutes sont bien plus difficiles à concocter qu'une heure et demie. Cette fois, il essayait de coucher avec Anne Colette, la petite normande avait réussi à lui échapper, et le tournage fut chaotique, et il y avait donc encore beaucoup de métrage. Là-dessus, vous connaissez l'histoire, Belmondo se casse sous les drapeaux, et j'ai alors une idée géniale, je dis à Jean-Luc, double-le, fais toi-même la post-synchro, les gens vont adorer cette fantaisie, entendre la voix du créateur et ils ne verront que du feu sur les manques du film. Et ça n'a pas loupé. Godard nous a invités, Cécile et moi, à dîner dans un grand restaurant du côté des Grands-Boulevards. Il y avait bien sûr la petite Anne qu'il voulait impressionner, mais quand même, ce n'était pas habituel que Godard régale... Cécile Decugis, ça me revient le nom de la monteuse. On se marrait bien, avec elle. On était très soudés dans la salle de montage, et on a sauvé à nous deux A bout de souffle. C'est moi qui ai eu l'idée de ces coupes dans les plans séquence, et elle m'a soutenu entièrement. Collage, j'avais suggéré ce concept aux amis critiques et ça a été repris dans le monde entier. Un génie était né. Salué par tous les grands. Le cinéma ne serait jamais plus comme avant. La petite Cécile s'est retrouvée en taule peu après. Elle avait hébergé des militants du FLN. Pour rendre service à ce con de Vautier. Deux ans à la Roquette. Seul Truffaut est venue la voir, l'a soutenue financièrement. Elle avait monté Les 400 Coups et le Pianiste, comme vous savez. Vous croyez que Jean-Luc a fait quelque chose pour elle ? Rien. Il s'est vaguement inspiré de ses mésaventures dans Pierrot le fou, et encore, sur mes conseils, pour donner un peu de relief au personnage d'Anna Karina. C'était même pitoyable, il se désintéressait totalement de cette pauvre Anna, la rupture était annoncée. Vous vous souvenez, cette histoire de fausse-couche, Anna a quand même fait une tentative de suicide pendant le tournage de Vivre sa vie. Jean-Luc était complètement effondré. Anna ne voulait plus le voir. Elle se sentait trahie. Cet enfant, c'était très important pour elle. Jean-Luc a obéi. Il a fui le plateau quand Anna est sortie de l'hosto des semaines plus tard. Et c'est moi qui ai fini le tournage en grande partie. Sur la fin, j'ai réussi à les réconcilier, du moins à leur faire entendre raison. Ils étaient devenus un mythe. Le succès les dépassait, ils étaient si jeunes... Mais bon, rien ne fut plus comme avant dans leur couple. Jean-Luc était fou d'elle, mais il sentait bien que quelque chose était définitivement brisé. Bref, on ne va pas faire France dimanche. N'empêche que quand il s'est entiché de la petite Wiazemsky, qu'il avait découverte dans Au hasard Balthazar, c'est moi qui suis allé consoler Anna. Et c'est moi qui ai conseillé à Jean-Luc d'épouser la petite. Vous n'imaginez pas le scandale: Anne était mineure à cette époque, c'était la petite-fille de Mauriac, elle avait réussi à échapper au vieux Bresson qui bavait dessus toute la journée en bandant comme un âne, et voilà que le génie suisse la poursuit avec ses bouquets de fleurs à deux sous et ses calembours de troufion. D'accord, ça existé de tous temps dans le cinoche, Weinstein n'a rien inventé, mais en 1966-67, on n'avait pas les réseaux sociaux, le féminisme, les Femen et Me Too, toutes ces conneries, et je peux vous dire, il l'a échappé belle, Jean-Luc. Tout ça pour faire son plus mauvais film des années 60, La Chinoise. Je me souviens que la critique était dépitée. Mais quand 68 est arrivé, on a qualifié Godard de visionnaire, laissez-moi rire, il était totalement perdu en ce temps-là entre sa nouvelle poupée, la politique et le LSD, quand un seul verre de vin suffisait jusque-là à le rendre pompette. Il est question de tout cela, et de moi aussi au passage, dans ce film avec le fils Garrel, dont j'ai bien connu le père, sorti il y a un an ou deux...  C'est vers cette époque que nous nous sommes brouillés pour la première fois. En partie à cause de la politique. Il partait en vrille, le pauvre Jean-Luc qui avait toujours éprouvé de fortes sympathies pour l'extrême-droite, qui vient d'une famille collabo, comme vous le savez, il s'en est toujours vanté... Il est toujours resté antisémite d'ailleurs, comme vous l'avez encore vérifié ce soir... On s'est retrouvé une dizaine d'années plus tard. C'est lui qui est venu me chercher. Je n'avais rien demandé. Il voulait revenir à la fiction, poussé par ce sacré lascar de Karmitz, un juif pourtant, mais encore un Mao, réalisateur raté, engagé pardon, devenu comme vous le savez exploitant de salles, puis producteur et distributeur. Je l'ai fait rencontrer Duras, dont j'étais proche, je louais une de ses chambres de bonne, rue des Saint-Pères et on picolait pas mal le soir, là ou à Trouville. Et puis, Carrière a été imposé par Karmitz au scénario, mais reste plus grand-chose de ce qu'il a écrit, c'était juste un nom pour l'affiche du film, comme Huppert ou Dutronc. Jean-Luc savait que plus personne ne l'attendait, la Vague ne prenait plus. Il devait sacrifier aux vedettes, se mettre un peu en retrait. Sauve qui peut, oui... Heureusement, avec ses films politiques, il avait appris un peu le montage et je n'avais plus à me taper la tête contre les murs de la salle de montage. Mais je restais son premier spectateur et conseillais telle ou telle coupe. Son statut le bouffait, il était devenu le Pape du cinéma, et il se forçait à jouer le jeu, essayait d'imaginer constamment de nouvelles idées de mise en scène, pas dans ses films, mais dans ses interventions, à la télé, dans des interviews... C'est là qu'il était encore intéressant, c'est là que le cinéma s'est réfugié. Les films, il s'en détachait totalement et c'est moi qui recollais les morceaux, qui faisait tenir l'entreprise. Et puis, il y avait sa nouvelle bonne femme, Anne-Marie.. Vous avez remarqué, ce fétichisme du prénom Anne, Anna, Anne-Marie... Quel con... Petit à petit, elle m'a remplacé dans la conception des films, elle est même devenue réalisatrice. Il n'avait, pensaient-ils tous les deux, plus besoin de moi. Résultat, aucun de ses films de ces vingt dernières années ne restera. Plus personne, à part la clique des critiques qui a besoin de se palucher sur quelques noms tels des ados attardés sur des magazines de cul, ne s'intéresse à son cinéma. Il a fini par tomber de son piédestal et se noyer dans le lac. L'autre fois, oh, ça doit remonter à un mois maintenant, il m'a laissé un message. Pour savoir ce que je devenais, si on pouvait se voir lors de son prochain passage à Paris, ou si j'avais envie de passer quelques jours à Rolle... D'où ma présence dans la salle ce soir. Mais je ne lui ai pas répondu, et je ne le ferai pas. Tout ça est mort et enterré. C'est le dernier des Mohicans, avec Rozier, et lorsqu'il partira, ne vous inquiétez pas, on fera comme s'il avait eu du génie jusqu'au bout, et, je m'en fous un peu, j'ai toujours aimé ma place, je n'ai jamais eu l'ambition de faire des films, d'être dans la lumière, mais personne ne parlera de moi, je vous l'assure... 

 

 

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