mercredi 9 septembre 2020

Pastorale


Je suis arrivé vers cinq heures. Avant de me déchausser dans l'entrée, je lui ai demandé si elle était partante pour un tour de pâté de maison… J'attends la kiné, j'ai oublié de te le dire... Cinq heures, c'est son heure. Elle était déstabilisée, profondément navrée… J'aurais dû te prévenir, tu viens de loin... J'ai proposé de repasser plus tard, de faire un saut à la librairie en attendant… Tu as quelque chose à acheter ? Dans ce cas, tu peux me prendre du lait ?... Le passage par la librairie, en coup de vent, je l'avais effectué avant mon rendez-vous chez le médecin, mais c'est tout ce que j'ai trouvé à balancer. C'était trop compliqué, je ne lui parle jamais de mes propres soucis de santé. Je suis retourné à Vincennes, avec un besoin de sucré, me suis payé une pâtisserie face au château que j'ai travallée le long des vitrines d'une agence immobilière, d'un marchand de chaussures et d'une pharmacie. Me suis essuyé la bouche, ai refoutu ce foutu masque et présenté l'ordonnance à l'une des deux préposées sans visage. Une goutte dans l'oeil trois fois par jour, hein ? Le tissu m'a permis de ne pas laisser paraître une certaine irritation devant ce type de rappel, anodin, simple coutume des apothicaires, désormais en parfaite adéquation avec l'infantilisation toujours croissante de nos vies. Et puis, la blouse blanche a détourné le regard pour saluer un type masqué-casqué qui faisait une demi-entrée dans la boutique en balayant l'air de ses dix bras. Tout est pris en charge, a-t-elle conclu. J'ai filé vers la sortie et elle m'a suivi. Du trottoir d'en face, j'ai vu les yeux admiratifs de la pharmacienne, puis l'intégralité de son visage vulgaire lorsqu'elle a ôté son masque pour accueillir le type et sa moto flambant neuve. Ils étaient radieux, heureux de vivre. J'ai enjambé mon vieux scooter et pris la direction de l'intermarché du coin. Au rayon lait, j'hésitais, j'ai appelé ma mère. Le défilé des sonneries au bout du fil m'a rappelé qu'elle était certainement dans les mains de sa kiné. Mais elle a fini par décrocher, désolée de ne pas avoir encore reçu la visite de sa masseuse préférée. C'est bien du demi-écrémé ?, ai-je répliqué histoire de dédramatiser. Tu n'as besoin de rien d'autre ?... Et lorsque je suis revenu rue Edouard-Vaillant, ma mère était toujours seule. J'ai ouvert le pack et posé par terre, en file indienne le long du mur de sa cuisine, déjà squatté par d'autres produits, les six bouteilles blanches. Comment fait-elle tous les jours pour ramasser ce dont elle a besoin ? Pourquoi s'inflige-t-elle ça ? Je me suis déchaussé, ai passé du gel et me suis assis face à elle, sans masque. Mais à distance. Quand on aime ses proches, on ne s'approche pas trop, nous répète l'Etat à longueur de journée. Elle a peut-être eu un accident avec son scooter… Appelle-la, ai-je suggéré… Non, je ne vais pas la déranger, elle doit être avec un autre de ses patients… Cet assujetissement devant la science, comme le mien devant ma généraliste quelques minutes plus tôt. J'ai un peu insisté, elle n'était pas sortie de la journée, et nous étions coincés là, à attendre la Brésilienne qui l'avait peut-être oubliée. Si à six heures, nous n'avions pas de nouvelles, nous enverrions promener la Sud-américaine et irions faire quelques pas, les plus grands possible, dans la rue. Tiens, c'est elle. Et son visage s'est éclairé. La kiné a garé son scooter rouge devant la fenêtre, que j'ai ouverte pour lui tendre les clés, comme ma mère en a pris l'habitude. Flora lui a parlé de sa nuit douloureuse, sa jambe, certainement que ça vient du dos... Alors, on oublie les bras aujourd'hui et on s'occupe du dos... Et comme ma mère passait dans sa chambre la Brésilienne est partie se laver les mains et faire un petit pipi. J'ai attendu de longues minutes la fin de la séance, pris des nouvelles de ma fille, dit à ma chérie que je l'aimais, qu'il est bien difficile d'aimer aujourd'hui. De l'autre côté du mur, je les entendais parler de politique, faire la distinction entre Trump et Bolsonaro, des fous tous les deux, mais le militaire tenait le pompon haut les mains, selon sa compatriote. Je pense analysait-elle qu'on a été trop laxistes dans certains domaines et qu'aujourd'hui les gens veulent de l'ordre et votent pour ce type de dirigeants complètement dingues… Et elle ne manquait pas d'exemples édifiants et révoltants, sur l'homophobie, la place des femmes, les armes..., pour dire combien l'ancien soldat manquait de plomb dans le crâne. Elles se tutoyaient, comme deux copines qui refont le monde. Ma mère est revenue à des considérations plus prosaïques, a évoqué son opération du lendemain, et son rendez-vous chez son rhumatologue à la fin du mois, qui était d'ailleurs au Brésil cet été pour rendre visite à son fils et voir ses petits-enfants, qu'elle connaît, attends, depuis 1987. Ah oui, dis donc, je n'étais même pas née, dit la kiné. J'ai vite calculé son âge, et me suis soudain senti extrêmement vieux. J'étais perdu dans ce type de gouffre lorsque j'ai entendu ma mère demander s'il avait été gentil ce week-end. Oui, gentil. De qui parlait-elle ? Oui, ça va mieux, dit la Brésilienne. Le vrai problème, c'est qu'il ronfle. Durant sept ans, il n'a pas ronflé, et depuis trois ans, c'est insupportable. Je ne sais pas pourquoi… Peut-être qu'il est trop gros, a avancé ma mère… C'est vrai qu'il ne fait pas attention, mange des pizzas, des hamburgers, des gâteaux, moi, avec mon allergie au gluten, je ne peux rien manger de tout ça... Je me demandais à quoi pouvait ressembler un couple de trentenaires vivant ensemble depuis dix ans lorsque j'ai entendu la Brésilienne aider l'Espagnole à se relever du lit. Elle lui a conseillé de ne pas s'angoisser pour l'opération de mardi avant de remonter sur son destrier rouge. L'heure était venue de notre promenade dans le quartier, d'autant que les étudiants de l'EBTP avaient regagné leurs pénates et n'encombraient plus les trottoirs. J'ai pris son bras protégé par l'attelle tandis que de l'autre main, elle tenait sa canne. Comme toujours, elle s'est plainte de manquer de forces dans les jambes, d'avoir peur de retomber, d'être un poids. Nous avons fait le même tour que jeudi dernier, les poubelles sur les trottoirs en moins, passé devant le graffiti Bukowski rue des Fédérés. Comment je vais faire cet hiver ? Il fera nuit quand les étudiants seront enfin partis… Tu marcheras beaucoup mieux, ai-je menti, sans la tromper. Je pars en morceaux, je ne vaux plus rien, a-t-elle soupiré en rentrant. Epuisée, elle s'est laissée tomber sur son fauteuil. Vas-y, ça fait tard, pour toi... Elle n'avait pas supporté l'idée que je quitte définitivement la ville cet été. Mais la voyais-je vraiment davantage lorsque j'habitais Montreuil ? Plus souvent peut-être, mais moins longtemps certainement. Pas assez sans doute. Le matin, je l'avais appelée sur le chemin du parc où j'emmenais la chienne. Pour prendre de ses nouvelles, comme tous les jours et lui préciser l'heure de ma venue. Elle avait oublié de mentionner son rendez-vous médical. Je venais de monter la longue rue du Bel-Air et, certainement essoufflée, ma voix l'avait inquiétée. Tu pleures ?, me demanda-t-elle étrangement. Elle se préoccupait pour moi. Comme elle l'avait fait toute sa vie. Pour ses enfants, son mari, les amis, les inconnus… Je ne pleurais pas au téléphone. Je le faisais en refermant la porte de chez elle, après notre promenade, une note obscure en fin de volume.

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