dimanche 5 avril 2020

La phrase




J'envoie un mail à mon cousin Satur, qui fait le facteur en Galice, afin de prendre des nouvelles de ses parents. Par ma mère, qui a parlé avec lui la veille, je sais que ma tante va mal, vit ses dernières heures. Mon oncle est également atteint. Comme bien d'autres pensionnaires de cet établissement madrilène. Si j'ai bien compris ce qu'a compris ma mère, aidée par un membre du personnel de la résidence d'anciens, comme disent les Espagnols, ma tante a filmé un adieu à ses enfants sur WhatsApp. Etait-elle consciente de ce qui arrivait ? Quels ont été ses mots, sa dernière phrase ? 
Satur ne répond pas à mon courrier, j'écris à sa sœur, l'Américaine, m'inquiète également pour elle et son mari. Le soir, sa réponse tombe. Mi madre ha fallecido esta mañana. La entierran mañana… Il n'y a plus rien à dire. Satur coincé à plus de 500 kilomètres de Madrid‌, sa sœur à plus de 7 000 n'ont eu droit qu'à une despedida de poche. J'ignore comment ils l'ont acceptée. Leur frère qui, selon Satur, a dilapidé le peu d'argent des parents après un divorce chaotique d'avec une femme qui l'entraîna dans une secte, sera le seul membre de la famille à l'inhumation du lendemain. Peut-être la seule personne présente – ça se passe comme ça dans ce nouveau monde. Quels auront été ses propres sentiments ? 
Je ne sais ceux qui sont les miens. Ceux qui s'imposent, ceux qui resteront lorsque je serai en mesure de penser ce que nous traversons. 
Une chose est certaine, avec la mort de Marta, la fratrie de mon père est cette fois bel et bien balayée de la terre. Marta, la petite dernière, la plus fragile, traitée toute sa vie pour une dépression chronique. La tante chez qui mon frère et moi avons été hebergés quelques mois de l'année scolaire 1976-1977 – de son côté, ma sœur s'était retrouvée chez un frère de mon père. Solutions qui nous évitaient le réveil aux aurores en plein hiver pour, sans même nous laver, sauter dans le car en direction de la capitale et du lycée français. Nous étions à peine sortis de l'enfance et n'aurions pu tenir ce rythme. Au printemps, mes parents n'avaient plus les sous pour payer notre scolarité et tout s'arrêta. Les longues parties de foot sur le terrain vague, les menus essentiellement constitués d'œufs ou de poulet les jours meilleurs, de cocos plats ou d'un riz, les séances de télévision durant lesquelles, à chaque page de pub, mes cousins faisaient enrager leur petite sœur en réclamant les premiers tel ou tel jouet pour noël, gueulant encore plus fort lorsqu'il s'agissait d'une belle poupée…
Ma sœur aimait beaucoup Marta. Des années plus tard, à chacun de ses séjours à Madrid, elle ne manquait pas d'aller lui rendre visite dans son petit trois pièces de banlieue. Ensemble, elles prenaient le métro pour aller déguster, à la cafétéria du Corte inglés, leur chocolate accompagné d'une de ces pâtisseries dont Marta rafolait. Ma mère était parfois de la fête. Mon oncle jamais. Profondément croyant, simple livreur au service d'un laboratoire, il a toute sa vie été aux petits soins de Marta, se démenant devant les défaillances de sa femme pour élever ses trois enfants, nous emmenant l'été, tous les gosses, en excursion dans sa Seat 600. Je ne sais quelle place nous avions tous les six à l'arrière de la petite voiture. L'un de nous voyageait-il à l'avant avec mon père ? Mais je me souviens parfaitement de la Pedriza ou d'El Pardo, de leurs rivières claires, des courtes échappées entre cousins vers les colines, des sandwichs préparés par ma mère qui ne participait jamais à ces journées extraordinaires, chargée de tenir compagnie à sa belle-sœur malade, témoin parfois actif des nombreuses disputes de mes parents. 
Il y a deux ans bientôt, ma sœur et moi avons passé quelques jours à Madrid. Sur les indications de Satur, nous avons pris le train de cercanías et rendu visite à Marta et Satur sr. dans leur nouvelle residencia. Ma tante n'était déjà pas bien en point. Sa faible constitution, ses séjours répétés en psychiatrie, l'âge et la pauvreté avaient eu raison d'elle. Homme des montagnes d'Ávila, mon oncle était égal à lui-même, la vista en moins. Autour d'eux, somnolaient la plupart des autres résidents dans leur fauteuil roulant. Marta sortait à peine d'une hospitalisation où elle avait chopé un virus. Elle avait également un pied bandé. Mon oncle ne voulait pas voir sa femme en fauteuil et s'obstinait à se charger lui même du moindre déplacement, ignorant ses propres problèmes de vue. Au cours des trop longs trajets entre la chambre et la salle de télévision, mal équilibrée sur l'épaule de son fidèle mari, Marta ne pouvait empêcher le bout de son pied de frotter le sol. Quelques jours avaient suffi pour l'abîmer et pour tous nous attrister. Mais Marta était heureuse de nous revoir. Elle trouvait que je n'avais pas changé, que j'avais toujours dans les yeux ce sourire malicieux. Elle devait me confondre avec un autre de ses neveux, je n'ai jamais eu aucune malice. Volubile, Satur s'employait également à faire quelques exercices de gym avec sa mère. 



Gymnastique également mentale lorsque tous deux partaient dans de longues phases de révision des classiques de la chanson populaire espagnole, sans tirer toutefois leurs voisins de leurs dernières torpeurs. 


Lorsque je lui ai annoncé la mort de Marta, j'ai senti dans la voix de ma mère, à l'autre bout du fil, un monde s'effondrer. Le sien, le nôtre. Elle n'avait pas revue Marta depuis des années, mais prenait régulièrement de ses nouvelles par Satur ou par ma cousine du Vénézuela, qui, tout comme ma sœur, était très attachée à Marta. Hier soir, ma mère me disait ne pas avoir d'appétit. Je lui ai demandé de ne plus regarder la télévision. En Espagne, étaient dénombrés samedi 11 743 autres morts.

Dans la nuit, je regarde les nouveaux chiffres ici. Le nombre de décès quotidiens à l'hôpital est en légère baisse, nous dit-on, avec 441 décès après le record de la veille – 588 morts. Le nombre total de décès à l'hôpital s'élève à 5 532. Dans les Ehpad, et autres établissements médico-sociaux, désormais plus ou moins pris en compte, le nombre de morts s'élève à 2 028. Nous en sommes donc à environ  en 7 560 décès, le nombre de personnes hospitalisées étant de 28 143 dont 6 838 en réanimation. 

Je ne sais comment vivent les autres cette période particulière. J'en perçois des bribes, au cours d'une conversation téléphonique, d'un banal message émis ou reçu. Hier, ma fille aînée a eu 23 ans. Confinée avec son copain à plus d'une heure d'ici, j'ignore quand je pourrai de nouveau la serrer dans mes bras. La sidération qui me frappe plusieurs fois par jour, me réveille la nuit, décourage la moindre pensée un tant soit peu solide, la moindre activité valable. Je laisse volontiers la philosophie et l'efficacité à d'autres.
Au début du confinement, désireux d'échapper à la franceinterisation de l'information, personnalisée le matin par l'inénarrable et insupportable duo  Demorand-Salamé, j'ai ouvert un compte Twitter. Ces derniers temps, des liens sur certains blogues me conduisaient de temps à autre vers cette machine. Une ou deux connaissances m'avaient également recommandé de m'y inscrire afin d'accéder à d'autres sources d'information. Je ne savais pas si j'en avais besoin, n'en ressentais aucune envie. Et puis, j'ai cédé devant la facilité et la colère, le regrettant aussitôt. J'ai passé les deux premières semaines scotché à l'écran, dans un autre type de torpeur, submergé d'articles contradictoires, d'avis péremptoires, de commentaires insignifiants, d'insultes faciles, de punchlines, de grandes résolutions pour l'avenir, et de petites phrases répétées en boucle comme des slogans. Je me faisais l'effet d'un toxicomane, certes balbutiant, mais déjà bien accro. Je n'y suis pas retourné depuis trois jours. Je devrais pourtant me désinscrire, mais j'ai peur de replonger à peine entré sur la page.


Restent les livres, mais comme me disait hier l'ami Louis, Quand c'est Macron qui nous demande de lire, ça ôte toute envie. Cette conversation téléphonique a été ma principale occupation de la journée. Louis affirmait relire une nouvelle fois Le Voyage, qu'il alterne avec Mort à crédit. Jamais personne n'a décrit l'ignominie humaine avec un tel talent selon lui. Je le pense aussi, mais sont-ce là des lectures que recommande l'Etat ? 
J'aime ces moments rares passés au téléphone avec Louis. Rares également parce qu'ils sont le plus souvent longs, qu'il faut être seul et avoir du temps devant soi pour s'y consacrer pleinement. Hier, les chats m'ont ramené au trivial quotidien à l'heure des croquettes.
Avant cela, nous avons bien entendu parlé littérature. Pas de ces tartufes qui jouent à l'écrivain. De la phrase, du style. Ah, Céline !… De la poésie. De Bukowski, dont les poèmes ont l'air si simples. Mais pour écrire de tels poèmes, il faut la baraka, toujours éphémère. Louis a également évoqué un grand auteur contemporain méconnu, et qui le restera. Hubertus m'en avait déjà parlé, je finirai certainement, si je survis à tout cela, par lire un jour Philippe Bordas. Ça va mal finir, la littérature, l'ai-je cru entendre soupirer. Laquelle ? La nôtre, celle qui nous tient ? A l'instar de l'ami Uriarte qui dans son journal se demandait combien de temps nous consacrions à un tableau lors d'une exposition, Louis se posait la question devant la phrase. Comment lisons-nous ? Que retenons-nous ? De toute évidence, il n'est de livre lu qu'un livre relu.
J'ai pensé à mon déménagement à venir. Evacuation des lieux, devrais-je écrire. La maison est vendue mais aucune certitude sur un futur logement. Je devrais pourtant commencer à faire les cartons, comme on dit, du moins préparer la fuite, faire du tri dans les DVD et les bouquins. Catégorique, en mauvais docteur Coué, j'ai dit à Louis que j'allais être extrêmement rigoureux et ne garder que les livres des auteurs essentiels. Les gens que l'on n'a pas envie de relire, inutile de se les trimballer de nouveau. Mais quels auteurs garder ? Combien sont-ils ? Quel métrage représenteront-ils dans une future bibliothèque ? Quel nombre de cartons dans le camion ? Thomas Bernhard, Emmanuel Bove, Céline, Dostoievski, Henri Calet, John Fante, Charles Bukowski, Cioran, Philip Roth, Paul Valet… qui d'autre ?  C'est pour moi le véritable cauchemar du déménagement et j'ai bien peur de ne pas tenir mon engagement, de laisser encore une chance à celui-ci et, pourquoi pas, à celle-là. Et que faire de tous ces volumes mis de côté et pas encore lus ?

L'autre jour, ma mère se plaignait de ne plus rien avoir à lire, de devoir relire. Elle n'a certainement pas à sa disposition le genre d'auteurs que nous pouvons nous réjouir de relire. Les romans historiques dont elle est férue offrent-ils de ces phrases devant lesquelles nous pouvons nous arrêter un instant ? L'an dernier, au cours d'une suprenante et longue entreprise de dernier ménage, elle avait jeté ou donné un grand nombre de bouquins. Il y a deux jours, j'ai pioché pour elle dans ma bibliothèque quelques livres et les lui ai apportés. Je la sais effrayée par la situation et, toujours enrhumé, je ne l'ai pas approchée. J'ai déposé les livres dans l'entrée, en les lui présentant rapidement et de loin. Annie Ernaux – je l'aime bien, mais c'est souvent triste… Tu liras ce que tu veux. Un roman anglais que j'avais acheté il y a longtemps, Ernaux justement en avait parlé lors d'un entretien mais je ne l'ai toujours pas lu, il devrait te plaire. Le journal d'Uriarte dont je lui avais tant parlé. Un livre de René Fallet – je sais qui c'est, m'interrompt-elle, déjà en larmes de ne pouvoir m'embrasser. 
Ce soir-là, la chérie lisait au lit un livre que je lui recommande depuis des années. Elle s'interrompit soudain pour me lire à haute voix une phrase selon elle sublime tandis que je me déshabillais avant de filer sous la douche. Karoo fait partie de ces livres que j'emporterai à coup sûr et pourtant, je n'avais aucun souvenir de cette phrase digne d'un Cioran, et que j'ai, depuis, oubliée de nouveau. 





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