lundi 9 décembre 2019

C'est pas facile tous les jours

Trente ans plus tard, je suis reparti en voyage avec ma sœur, sur son invitation. Après l'URSS, place au Yucatán. Comme il était hors de question que tout ne fût que soleil, cumbia et couleurs primaires, j'avais emporté dans ma valise un roman lu il y a trente ans. L'ami Hubertus, qui le découvrait il y a peu sur les conseils de Louis Watt-Owen, m'avait convaincu de retomber dans Le Piège (1945). Il est toujours délicat de retrouver ses amours de jeunesse. Ce drôle de livre m'avait tellement bousculé à l'époque que j'avais accepté d'aller en voir une adaptation scénique, une performance one-man-showée de Didier Bezace à la Cartoucherie, si je me souviens bien. En faisant du protagoniste coincé sous l'Occupation le narrateur de son spectacle, le metteur-en-scène-comédien jouait sur une sorte de gimmick à répétition, C'est pas facile tous les jours, une expression dont j'allais abuser par la suite lorsqu'il me fallait dédramatiser les situations dites compromises. Aujourd'hui, cette trouvaille me paraît avoir été une mauvaise interprétation tant l'ingénuité et la bêtise de Bridet le rendent incapable de ce genre de distance. Si l'ironie de Bove est bien présente dans ce texte comme dans ses autres romans et nouvelles, elle n'est jamais appuyée et semble elle aussi coincée entre les pages de ce récit implacable, annoncé d'emblée sans issue.
Rien ne dévoile mieux nos intentions qu'une longue impuissance. A toujours demander sans obtenir, on finit par donner de soi l'idée qu'on ne réussira jamais, qu'on appartient à cette catégorie d'hommes dont les désirs sont trop grands pour leurs possibilités.
Ces deux phrases simples et impeccables suffisent à décrire Bridet dans les premières pages, à justifier le titre du roman.
Ce fut à ce moment qu'une idée extraordinaire lui vint à l'esprit, une de ces idées simples qui, selon ce que nous y mettons de nous-mêmes, paraissent géniales ou insignifiantes. Elle lui fit brusquement retrouver toutes ses forces. Cette idée était que, quoi qu'il fit, il ne pouvait plus échapper à la mort et que, puisqu'il fallait mourir, autant mourir courageusement.
Et ce fut ce qu'il fit.
Et ces deux paragraphes désespérément ironiques, et situés vers la fin du livre, traduisent un rare éclair de lucidité chez Bridet. Conscient enfin du piège dans lequel il s'est lancé les yeux fermés. 
Un chef-d'œuvre.

Revenu dans la grisaille d'ici, j'ai ouvert la suite, un volume regroupant les deux derniers romans de Bove, Départ dans la nuit et Non-Lieu, publié à l'Imaginaire en 1992, année qui marque mon départ de la librairie pour aller traduire à Beaubourg des films mexicains… 
Ce doit être le seul livre de l'auteur que je n'ai pas volé. Et en lisant les premières pages, il me semble que c'est également le seul que je n'ai pas lu. Il arrivait certainement quelques années après la période exclusivement consacrée à Bove. Je sens ce matin que cette découverte inespérée pourrait redonner quelque couleur à un quotidien violemment sombre et me consoler de la perte des paysages mayas. 

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