dimanche 20 octobre 2019

Nageurs nocturnes

George Caddy


Je vais nager au gymnase, oui, presque tous les jours.
Sous l'eau, on dirait que l'échec n'existe pas.

Je regarde les autres nageurs des autres couloirs de la grande piscine.

On se regarde vaguement ; les lunettes de plongée empêchent de voir la couleur des yeux, de voir les visages torturés.

On nage et renage comme des fantômes, jusqu'à onze heures du soir,
la fermeture du gymnase.

Il est évident qu'on n'a nulle part où aller.

Ensuite, on se voit dans les douches, nus.

On est cinq ou six.

L'employé nous connaît.

Toujours les mêmes, parfois il en manque un.

On ne se parle pas.

S'il en manque un, on se dit avec bonheur qu'il a osé,
que l'un d'entre nous l'a fait,
qu'il s'est fait sauter la cervelle,
jusqu'à ce qu'il réaparaisse le lendemain.

Ça nous fait plaisir de penser qu'on est moins.

On sait parfaitement pourquoi on nage le soir.

Il y a un bar de nuit à côté du gymnase.

Aucun des nageurs nocturnes
ne veut rentrer chez lui à onze heures et demie.

Il n'y a pas de gymnase avec piscine
qui ouvre jusqu'à six heures du matin.

On se retrouve au bar, on ne se parle pas.

On connaît nos visages, la couleur de nos maillots de bain,
le modèle de nos lunettes, de bonnes lunettes chères, toujours,
Adidas de compétition rouges ou bleues,
la force de la brasse, le style du crawl
de chacun d'entre nous, les nageurs nocturnes.

On boit dans ce bar, tenu par des Chinois presque morts,
après avoir nagé jusqu'à l'épuisement.

On boit et on nage, voilà notre vie,
mais jamais, au grand jamais, on ne s'adresse la parole,
c'est un pacte, un pacte bizarre entre samouraïs coulés.

Si l'un de nous a besoin de quelque chose,
on lui prêtera juste
le couteau le plus aiguisé d'Espagne.

On aime la mort, c'est pour ça qu'on nage et renage
jusqu'à la fermeture du gymnase et on s'en va,
les bras transformés en acier, muscles
aussi tourmentés, aussi désespérés
que les planètes sans nom,
titubant dans la stupide obscurité de l'univers.

On s'attend toujours à ce que quelqu'un ne vienne
plus jamais, mais on résiste comme des fils de pute,
grand mystère des nageurs nocturnes.

Manuel Vilas, Le poète de cinquante ans,
trad. Annie Bats, éd. Al Manar, 2014

2 commentaires:

  1. Ah c'est une découverte ce poète. Le poème précécédent était formidable et celui là est vraiment stupéfiant

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    1. Oui, cher Kwarkito, et je vous recommande son "roman" Ordesa, paru récemment, magistral.

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