samedi 12 octobre 2019

Mémoires de l'exil


Il y a en eux un peu de ce que je détectais chez mon père, et ses amis. Cet air faussement détaché, nonchalant mais ironique, leur appréhension des choses d'un œil désabusé, amusé. Et la place des hommes, celle des femmes. Quitte à imiter la caricature, mi-cabotins. Gabi et Jojo se sont connus à la fac et immédiatement reconnus. Fils de républicains espagnols, ils couraient tous deux après la même fille.
J'oublie les détails de leur histoire, commune et solitaire. Elle est trop riche pour une cervelle aussi défaillante que la mienne. Je ne me suis jamais rêvé en romancier. Je note pour ne pas tout oublier, comme j'ai oublié les histoires de mon père ou de ma mère.
Ma fille aînée m'a confié à la rentrée le sujet de son mémoire de master, l'exil espagnol, la transmission de sa mémoire. L'exemple de deux familles, l'une soumise à l'exil politique, l'autre poussée par des raisons économiques. Comment ça se raconte ? Elle m'a fait lire un texte maladroit de présentation, stupidement j'avais les larmes aux yeux. Elle a déjà commencé à s'entretenir avec sa grand-mère. Je lui ai simplement souhaité bonne chance, espérant sincèrement qu'elle saura soutirer d'elle bien plus d'éléments, de souvenirs, de secrets que ce que j'ai pu obtenir. Elle m'a fait part l'autre jour de choses que j'ignorais, ou avais oubliées.
Je me rappelle mai 1968. Je ne saisissais évidemment rien à ce qui se passait, n'en percevais que quelques bribes à la radio ou dans les paroles angoissées de ma mère, qui ne comprenait pas plus que moi. Avions-nous la télévision ? Je ne crois pas. Mon plus vieux souvenir télévisuel se situe l'année suivante, l'attente de l'alunissage en direct et noir et blanc dans notre petit deux pièces. J'avais eu le droit de somnoler dans le lit de mes parents — en compagnie de ma sœur ? L'ensemble des médias a commémoré l'événement cette année. Mais je n'ai rien lu, rien revu. Je garde l'image nocturne dans le lit-armoire, réveillé par ma mère il me semble, puis reconduit dans la chambre une fois la diffusion terminée. J'avais vu. Les images instables, tremblantes, le son haché. Le lendemain, nous partions pour Madrid et je devais garder des forces pour un voyage long et certainement éprouvant.
Mais 68, je n'en garde aucune image. Un sentiment peut-être, également tremblotant bien qu'exagéré, la peur. Vieille compagne. Tant que mon père n'était pas rentré du boulot, ou du bistrot, ma mère angoissait. Et nous transmettait sans prendre garde ses errances. S'imaginait-elle que la police parisienne zigouillait encore les ouvriers immigrés en les balançant à la Seine comme en octobre 61 ou comme au métro Charonne quelque temps plus tard ? Pensait-elle que les grévistes, les « révolutionnaires » en général, étaient tous des illuminés qui pouvaient s'en prendre à la vie de son mari comme d'autres, dans son enfance au village, peu après la Guerre civile, avaient joué avec la sienne et celle de sa mère ? Ou pensait-elle que son mari avait, comme son meilleur pote, une maîtresse cachée dans une autre banlieue ? En mai 68, notre excitation d'enfants, la seule dont je me souvienne, ce fut le 10, jour des 40 ans de mon père. Nous étions persuadés qu'il rentrerait ce soir-là fleuri d'une barbe poivre et sel, voire blanche. Ce chiffre de 40 était pour nous synonyme d'une porte d'entrée pour la vieillesse. Nous
l'imaginions même arriver muni d'une canne, l'avons attendu longtemps et fini par dîner sans lui — encore une fois. Son insupportable retard ne pouvait s'expliquer que par une difficulté nouvelle à se déplacer. Mais à son apparition, nous découvrîmes déçus que le visage de mon père n'arborait pas plus de poil qu'à l'accoutumée et qu'il marchait plus ou moins bien. La seule marque de son nouvel âge était cette plaie au-dessus de l'œil, ramassée à la volée après une tournée d'anniversaire trop arrosée et une rencontre fortuite avec un Français de comptoir qui ne supportait pas les élans d'étrangers trop expansifs.
Pour Gabi, mai 68, c'est l'année du bac et le début des études supérieures. Les Beaux-arts tant rêvés. Mais lorsqu'il se pointe devant la prestigieuse maison, il trouve porte close. L'école est occupée par d'irréductibles gauchistes, les inscriptions reportées après la révolution, si tant est que les écoles y survivent. Encore hagard, partagé entre sa désillusion et la sympathie que, fils d'un communiste contraint à l'exil, il porte à un « mouvement libérateur », Gabi croise rue Bonaparte une jeune blonde du Nord fine et élancée malgré sa taille moyenne et décide de discrètement la suivre. C'est jour d'inscription pour elle aussi. Direction Odéon. Il ne la lâche ni du regard ni du pas qu'elle a vif et déterminé. Et se retrouve dans la file d'attente d'une des rares universités non agitée. S'il y avait une chance d'approcher d'un peu plus près cette jolie fille dont il connaissait désormais par cœur le dos et les mollets, qu'à cela ne tienne, oubliés les Beaux-arts, Gabi ferait médecine ! Sa cour a duré trois ans. Leur cour, à vrai dire. Car ils étaient trois autour de Muriel. Gabi, Jojo et un autre compère dont j'ai oublié le nom. S'agissait-il de leur ami cardiologue, qu'il m'arrive de croiser ? Muriel avait déjà plus ou moins éliminé Jojo de la course. Un beau séducteur, mais trop sensible lors des séances de dissection en petit groupe, un divertissement qui ravissait la belle blonde. Jojo était alors capable, en proie à de terribles angoisses, de disparaître des semaines entières, qu'il passait enfermé dans sa chambre, sous les couvertures.
La native des Flandres, fille d'architecte, était le seul membre du groupe à posséder sa petite auto. Et les trois hommes se battaient pour occuper la place du mort. Muriel profita un jour, trois ans plus tard donc, d'un de ces voyages en voiture pour leur avouer pour qui son cœur éprouvait les plus grands transports. Les trois amis avalèrent en silence leur salive et avec un terrifiant soulagement ce jeu légèrement pervers, une scène de film qu'aurait pu écrire le regretté Steve Tesich. Celui pour qui je suis prête à me donner ne porte pas de lunettes, dit-elle… Et le piteux bigleux descendit au premier feu rouge. Il n'est pas du signe du verseau… Et Jojo claqua la bise à Gabi, le félicitant entre les dents. Les amoureux enfin seuls au monde échangèrent ce jour-là leur premier baiser. Et ils eurent beaucoup d'enfants. Cinq exactement, dont deux fois des jumeaux, convient-il de préciser.
Les trois amis deviendront tous médecins. En bon militant, Gabi a fait l'essentiel de sa carrière dans la médecine du travail. Il est aujourd'hui retiré des affaires, bien qu'il participe une fois par mois à une sorte de labo de réflexion et d'analyse en compagnie d'anciens collègues. A près de 70 piges, Jojo ne veut pas entendre parler de fin de carrière. Il exerce toujours dans son cabinet des Batignolles, enquille les heures de présence, davantage passées à discuter sans fin politique ou football avec de patients patients. S'arrêter ? Jojo retomberait en jeunesse, et passerait ses journées au lit, volets fermés. Plutôt crever au travail. Muriel se félicite d'avoir choisi Gabi, elle nous l'a souvent confié. Jojo, qu'elle appréciait aussi beaucoup, lui aurait réservé une vie plus mouvementée. Il n'a pourtant pas ménagé ses efforts, Jojo. Marié, il a même entrepris une analyse pour tenter de maîtriser démons et angoisses. Mais il a fini par s'allonger avec sa thérapeute, qui a quitté son compagnon, avant de larguer Jojo dont elle ne supportait pas l'omniprésence de sa fille… Lui aussi a eu beaucoup d'enfants, les uns avoués, les autres tus.
Mon père n'a eu que trois enfants. A ma connaissance. Il ne s'est pas tué au travail, mais le travail, les produits toxiques auxquels il fut exposé, l'ont tué. Et la cigarette. Et l'alcool. Il a été mis au tapis à un mois d'une retraite qui s'annonçait précaire. Il n'a jamais utilisé de canne.

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