samedi 31 août 2019

La belle vie

J'ai squatté une bonne partie de l'été le bureau du collègue de Juju, enfoui sous les Tropiques. Je n'ai jamais compris ce que faisait exactement ce type, très sympathique au demeurant. Il place je crois des produits dans les magasins discount. Il a commencé par le livre. D'où ces titres qui m'entourent et me désespèrent : La cuisine pour les Nuls, Je me mets aux pilates, Je me mets au running, Je me mets à la musculation, Je me mets à la gym et un doigt dans le cul. Sur le bureau, un petit livre rouge nommé Insultes à la con. On y trouve quelques perles du style « Amphore à jute ! », « Crapaud de pissotière ! », « Descente d'organe ! », « Fiente de pigeon diarrhéïque ! », « Intellectuel au repos ! »… Essayez de placer une de ces trouvailles lorsque vous lâcherez vos nerfs sur le premier crétin pour une place de parking ou une queue de poisson… Des trucs pour mômes aussi, Mon premier mini-livre, Cendrillon en pop-up et à l'illustration dégueulasse, J'apprends tout tout seul, des dicos, des Annabac, des Titeuf, mais aussi, il faut se diversifier pour ne pas mourir, des tire-bouchons, des lunettes de lecture, des carnets et cahiers, des crayons dits Senior Pence, des trousses d'écolier, des jeux, des sacs à dos, des cartables sur roues, des ballons de beach-volley multicolores… Ça en intimiderait plus d'un. J'essaie de me concentrer. Le tournage du film de Jérôme Bonnel a pris fin, c'était un boxon sans nom dans la rue. Une équipe de cinéma, c'est une armée en déroute, ça commande, téléphone, murmure dans une oreillette et ça part dans tous les sens, ça fait silence un temps, pour une prise, et le vacarme reprend de plus belle, parfois il demeure même quand on tourne, il est un élément de plus de la scène ou du simple plan, un concept. Et on finit par se rendre. J'ai eu envie d'aller à la table-régie prendre dans mes bras Grégory Gadebois, en souvenir de Dupeyron. Mais il aurait fallu s'expliquer, essuyer une larme, je me suis retenu. D'autant que, me connaissant, j'aurais fini par le plaindre de devoir tourner ce genre de films pour bouffer. Toute l'action se déroule dans un café en une journée, m'a-t-on dit. Avec quelques plans en extérieur. Une histoire de rupture. Trois semaines de présence pour une rupture. Cinéma français. D'auteur.
Les camions ont disparu. Le café se refait une beauté. Les tournages font des dégâts, pas seulement dans les salles. La rentrée se précise. J'aime ce quartier étrange du douzième, sans véritable identité, une de perdue, aucune de retrouvée pour le moment, en voie de quelque chose, ni populaire, ni friqué ni tout à fait bobo, plus vivable que certains coins de Montreuil, du moins. Mis à part les loyers… 
La boutique jouxtant le bureau abrite l'atelier du vieux René, un type qui restaure objets et bijoux, travaille avec des matériaux désormais interdits en France, comme l'ivoire, et qui, pour cette raison même, ne pouvant plus former personne, est le dernier des Mohicans dans son domaine. En face, on restaure bergères, canapés et fauteuils. Une fille dans l'immeuble fabrique chez elle des bougies et vient faire la compta du collègue de Juju de temps à autre. Je dois alors décamper et m'exiler dans l'arrière boutique, collé à la cour et aux chiottes. Là, essentiellement des livres de poche sur les étagères, best-sellers, pardon page-turners, aux titres évocateurs Une vie parfaite, Demain, La Fille de papier, Si c'était à refaire, 7 ans après, Pars avec elle, Désolée, je suis attendue, Il était une fois l'amour…  L'autre jour, un courant d'air m'a enfermé dehors durant un quart d'heure. J'ai maudit un temps ma non-addiction au portable, envisagé d'escalader la grille de l'immeuble voisin, mais me suis souvenu de ma chance légendaire et pensé que mes parties n'échapperaient pas aux pics aiguisés sur la cime des barreaux. A mon âge aussi, ai-je pensé, et à mon état de forme. Je ruminais ma connerie lorsque la crypto-compatable n'a pu retenir une minute de plus une envie pressante et a rouvert la porte dont elle avait provoqué la fermeture en claquant celle de devant. Me trouver là ne l'a pas étonnée, ni suscité en elle le besoin de s'excuser. Je n'ai pas fait de commentaire. Audible, du moins. Mais elle a dû sentir mon mépris. Je ne l'ai pas revue depuis.
Juju est passée ce midi pour m'emmener croquer un morceau dans un boui-boui chinois sur l'avenue Michel-Bizot. Dans la salle du fond, elle a attiré mon attention sur une affichette, placardée depuis un moment sur une fenêtre du resto, donnant sur une cour semblable à celle où je suis resté enfermé :

Bonjour, Monsieur Voleur,
Vous avez passé chez nous à l'après-midi du 07/02/2019, volé la caisse de monnais, malheureusement, j'ai le caméra, il a tout enregistré.
C'est dommage, Monsieur, on se connaît. Je ne présente pas à la police ce fois ci, j'espère que vous ne venez plus comme le voleur. Si non je vais tout presenter.
J'aime bien Michel Bizot, c'est comme un petit village. J'espère qu'on peut continuer la belle vie, vous et nous.

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