samedi 17 août 2019

D'où la note


Isaac Israels

Le besoin d'écrire revient comme une chance. Ou une maladie. Une chance de retrouver le paradis perdu. Une maladie, car plus on écrit moins on le trouve. Alors il est bien difficile de conserver l'énergie qui nous ordonne d'écrire, et de ne pas la perdre, la chose faite.

On me demande parfois, c'est bien gentil, pourquoi je n'écris pas de romans. Des personnages… Ecrire, c'est comme dormir, mais à rebours. J'entre dans l'écriture tout armé, je me lance dans le discours. Mais le manque d'aversaires m'arrête assez vite. Le génie, c'est le plus ou moins grand nombre d'adversaires, d'obstacles à franchir. Les miens sont ailleurs que dans l'écriture, mais l'écriture les retient. Me les montre. Et j'ai besoin de voir clair, dans le noir. Si peu que rien. D'où la note.

Il faudrait pouvoir écrire au point qu'il ne soit plus nécessaire d'écrire des lettres plus ou moins désespérées à son meilleur ami, qui n'en resterait pas moins tel. Tout mettre dans cet acte ambigu, mais que trop d'individus ont maintenant essayé, et quels individus, pour que le pauvre homme que je me sens trop souvent être imagine s'y totaliser. C'est pourtant le rêve. C'est aussi pourquoi écrire est un acte optmiste. (Sartre est l'homme le plus optimiste de notre époque.) Croire que notre vie va s'arranger grâce à l'écriture, pire, croire qu'elle va arranger celle des autres, c'est jurer qu'on fait l'âne. S'il y a un acte gratuit en ce monde, c'est bien celui-là. La preuve, tout ce qu'on peut entendre, louange ou blâme, sur un livre qu'on vient de publier, c'est bonnet blanc et blanc bonnet. L'amour-propre y gagne ou y perd, c'est selon. Mais notre existence ? Rien. Nada. On peut garder ses manuscrits devers soi. C'est même une manière de leur donner de l'importance. En demander davantage est tôt ou tard exagéré.

Je sais que si je me mets à table, je vais avoir envie de manger. Même sans appétit. L'appétit, c'est l'inspiration du repas. On a faim, on mange. On mange évidemment plus qu'on ne devrait. Cette façon de mâcher deux fois par jour n'est pas claire du tout. D'où l'on mange souvent pour ne plus avoir à manger, sachant très bien qu'en même temps, on préserve l'appétit possible. Des milliers de corvées pour un plaisir. Il en va de même pour l'écriture. Je sais que si je veux écrire, j'y parviendrai toujours. Fût-ce pour dessiner des mots, qui ne voudront rien dire, mais diront l'essentiel, dans leur nullité même. Ils diront que je n'avais pas envie d'écrire.

Une ânerie est dans l'air, je l'attrape. Comme une maladie. Elle me cerne, bourdonne. Elle m'oblige à la noter. (Ainsi hier soir : l'ère de la mère…) Je sais que j'écris là une sottise. (Pas tout à fait, en l'occurrence…) Mais impossible de faire autrement. J'aurais l'impression de vexer quelqu'un. Quelqu'un que j'ignore et qui se venge de mes rares réussites, que je lui dois. C'est que je ne me sens pas intelligent, intéressant. Du tout. Je peux parler, répondre, comprendre à peu près ce qu'on me dit. M'en demander davantage, c'est faire appel à ce quelqu'un que je ne connaîtrai jamais, mais qui a des sosies. Il est très possible que l'amitié, que la sympathie, viennent de là. De ce quelqu'un. 

Je conçois la vie comme une longue conversation qui ne devrait pas finir entre les êtres et les choses. Conversation plus ou moins aiguë, poussée, comme dans la vie, qui est une espèce d'aquarium. Mais parler, mais fréquenter, c'est passer le nez hors de l'aquarium, et même en sortir. Pour suivre l'autre. Qui nous entraîne dans le sien. C'est ce qu'on appelle l'amour. Deux êtres qui s'aiment sont très vite asphyxiés. Normal. On croirait qu'ils le font exprès. Qu'ils ne s'aiment – et ne sortent – que pour se précipiter dans l'aquarium sentimental, où ils étouffent sournoisement. Puis, il y a les autres, les tièdes, qui ne sortent jamais, qui s'en foutent. D'où les poètes, les savants, les fous, sont seuls. La mort ne saurait les surprendre. Elle aura été leur vie. 
Georges Perros

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