mardi 9 juillet 2019

Habiter le monde


Il y a quelques années, on demandait à Jean-Paul Dubois ce que représentait la littérature pour lui.
« J'adore les bouquins de John Updike, par exemple. Il était doté d'une compréhension du monde supérieure à la moyenne… mais ça ne l'a pas empêché de mourir d'un cancer comme un imbécile. Ecrire est un moyen de gagner ma vie. Et je n'ai pas plus d'importance sur Terre à cause de mes livres. C'est un boulot de longue haleine de se construire une vie qui ne mène à rien », répondait-il.
Parce que la lecture de l'ami Dubois m'accompagne depuis de nombreuses années, que je sais pertinemment que cette activité mène encore moins à quelque chose, je me réjouis d'apprendre que j'aurai bientôt son nouveau roman entre les mains et qu'il aura au moins la fonction de rendre plus courtes mes insomnies. Extrait :
J’ai compris très tôt que mon père ne serait jamais un vrai Français, un de ces types convaincus que l’Angleterre a toujours été un lieu de perdition et le reste du monde une lointaine banlieue qui manque d’éducation. Cette difficulté qu’il avait à habiter ce pays, à le comprendre, à endosser ses coutumes et ses us, déplaisait à ma mère au point que leurs conversations récurrentes à ce sujet ravivaient souvent d’autres points de friction. Malgré les seize années déjà passées en France, Johanes Hansen restait un irréductible Danois, mangeur de smørrebrød, un homme du Jutland du Nord, raide sur la parole donnée, l’œil planté dans le regard de l’autre, mais dépourvu de cette dialectique gigoteuse en vogue chez nous, si prompte à nier les évidences et renier ses engagements. De son pays d’accueil, il aimait par-dessus tout la langue qu’il utilisait avec un infini respect et une grande justesse gramma-ticale. Pour le reste, il semblait avoir les pires difficultés à trouver une vie à sa taille. Il disait souvent que de toutes les nations qu’il connaissait, la France était le pays qui avait le plus de difficulté à s’appliquer à lui-même les vertus républicaines et morales qu’il exigeait des autres. Surtout l’égalité et la fraternité. « Avec leurs couronnes de privilèges, vos présidents et vos petits marquis ressemblent tellement plus à des rois que notre pauvre reine Margrethe II ». C’est ce qu’il aimait souvent répéter à table pour éperonner ma mère. Il avait également beaucoup de mal avec l’arrogance, l’aptitude au mensonge et la déloyauté qu’il disait voir ruisseler de nos gouvernements. Quant à nos hommes politiques, il ne pouvait les imaginer que barbotant dans les thermes de la corruption et de la compromission. Anna coupait alors court à ce cortège de reproches. « Mais alors, pourquoi vivre ici ? Tu es libre de rentrer chez toi ». Mon père ne répondait jamais rien, mais, tous, nous entendions le timbre de sa douce voix : « Mon fils est ici et je t’aime ».
Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon,
éd. de l'Olivier, parution le 14 août

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