lundi 22 avril 2019

Sous l'évier

Andrea Modica

Ah ! C'est vraiment là, à l'asile, que j'ai compris jusqu'où elles étaient vicieusement tordues les familles. Ça n'a l'air de rien une famille, c'est même ce qui rassurerait le plus vu du dehors quand on passe, mais dès qu'on fourre le nez un peu vraiment dans la cuisine et sous le lit, c'est là qu'on s'aperçoit qu'elle suinte de partout la folie : du placard avec les couverts en faux argent, de dessous de l'évier, du dessus-de-lit en crochet qui descend de l'arrière-arrière-grand-mère, de plus en plus jauni et qui a tout vu depuis, lui, sur tous les lits. La vieille boîte à chaussures où s'acharnent à survivre toutes les enfances en photos dans le jardin, entre le livret de Caisse d'épargne et la liasse écrasante de fiches de paye d'une vie. Tous les objets détraqués, oubliés, qui veillent dans le grenier et dans la cave depuis six générations et qui portent, sous la poussière, toutes les empreintes de la plus vieille et plus quotidienne folie. Celle que personne ne voit, que l'on flanque chaque jour sous l'évier avec le linge sale jusqu'au jour où elle envoie quelqu'un se faire enfermer à l'asile. Alors on vient voir la folie le dimanche à l'asile et personne ne pense à jeter un coup d'œil sous l'évier. Jamais. C'est un peu fort tout de même !

René Frégni, Les Chemins noirs, 1988

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