jeudi 21 mars 2019

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Joseph Szabo


- Le dîner de vendredi est maintenu ?
- Elle ne m'a pas rappelée. Pourquoi ? Tu tiens à y aller ?
- Pas spécialement. Mais ce serait l'occasion de donner à sa fille le livre que je lui ai acheté. En fait, lorsque tu m'as parlé de ce dîner, j'ai trouvé ça amusant car elle m'a précisément écrit aujourd'hui…
- Qui ?
- Ben, Anna.
- Ah bon ?
- Oui. Un mail. 
- Qu'est-ce qu'elle voulait ?
- Elle a un devoir à faire sur littérature et homosexualité.
- Quel est le rapport avec toi ?
- Il n'y a pas de rapport, comme disait l'autre. Je ne sais pas. Nous parlons souvent de littérature. 
- Et vous vous écrivez souvent ?
- Ça arrive. 
- Hmm hmm…
- Quoi ?
- She's in love with you, maybe.
- Qu'est-ce que tu racontes ?! C'est la fille de ta meilleure copine, et elle a 15 ans !
- C'est l'âge. Toutes les ados romantiques tombent amoureuses de leur prof de littérature ou de philo.
- Ou de gym.
- Ce sera gênant désormais, les dîners chez ma copine.
- On peut arrêter ?
- D'y aller ?
- Non, de partir là-dedans.
- Ça dure depuis quand ?
- Tu te rends compte ?
- De quoi ?
- De ta question. 
- Qu'est-ce qu'elle a, ma question ? 
- J'ai l'impression d'être dans un drame psychologique du cinéma français ou un téléfilm de France 3 – c'est souvent la même chose…
- Réponds à ma question : ça dure depuis quand ?
- Elle m'a envoyé un jour un sms…
- Des  mails, des sms…
- Oui. Ça a commencé par des sms. Mais comme tu le sais, avec mes gros doigts, ça me coûte, les sms, et je préfère les mails.
- Elle voulait quoi, dans son premier sms ? Prendre des nouvelles ? Savoir comment tu allais ?
- Elle m'a parlé de Paul Valet.
- Qui ?
- Tu sais bien, ce médecin poète, ami de Cioran…
- Ah oui ! Elle connaît Paul Valet ?
- Visiblement. J'ai dû lui en parler au cours d'un de ces dîners… Car elle m'écrivait : Impossible de trouver un bouquin de ton Paul Valet !
- C'était ça, son premier sms ?
- Oui. Ça m'a surpris aussi. Je ne me rappelais pas lui en avoir parlé. Peut-être étais-je en train de le lire à cette époque… Toujours est-il que je lui ai dit que tout était épuisé, que les bouquinistes n'avaient rien de lui, mais qu'il existe une sorte d'anthologie-biographie avec quelques poèmes.
- C'est le livre que tu lui as acheté…
- Voilà… Et nos conversations se sont limitées à ça, crois-moi.
- Elle n'a pas essayé de te croiser lorsqu'elle a appris que tu avais acheté le livre ?
- Pas vraiment…
- « Pas vraiment », ça veut dire « Un peu » ?
- Un peu. Elle m'a dit qu'à part quelques cours, elle a du temps…
- Ça va mal finir…
- Tout finit mal.
- Tu sais qu'Anna, c'est la fille que j'aurais aimé avoir ?
- Oui.
- Dire qu'elles ont grandi ensemble...
- Elles ne se fréquentent plus ?
- Non, car Anna lit, va toute seule au cinéma, fait des expos, des concerts… Cet intérêt pour la culture doit, je pense, complexer ma fille qui traîne le même livre depuis deux ans…
- Et n'en est qu'à la moitié…
- Remarque, moi, je n'ai jamais lu ce roman…
- C'est pourtant excellent. Et ça parle bien du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui.
- C'est pour ça que ça l'emmerde.
- Ça donne à penser…
- Tu sous-entends que penser, c'est pas son truc ?
- Nullement. Je sais qu'elle pense. Beaucoup même. A ses soirées, à ses amoureux, à ses shoppings, à la chirurgie esthétique, à ses émissions de téléréalité…
- Elle me déçoit beaucoup.
- Elle écrivait pourtant, à une époque. 
- Ah bon ?
- Oui, des contes. Tu ne t'en souviens pas ? Elle disait même qu'elle voulait être écrivain.
- Ça me semble si loin… Elle a tellement changé en à peine un an. Elle m'a totalement échappé...
- Ce qui est triste, c'est ce qu'internet, les applis et les réseaux sociaux ont créé. 
- Tu vas me faire ton Stiegler de Montreuil ?
- Non. C'est dans une manif que j'avais entendu ça, l'an dernier. Deux jeunes, qui discutaient entre eux dans le cortège, avaient donné une belle définition de fessebouc : Ça nous rapproche des gens qui sont loin et nous éloigne des gens qui sont proches. Tu peux appliquer cette analyse à toutes les formes de communication d'aujourd'hui. Ta fille s'exprime davantage à travers son téléphone et ses écrans qu'en parlant avec nous.
- Oui, mais l'autre soir, lorsque vous vous êtes accrochés, elle essayait de participer à notre conversation et tu l'as rembarrée.
- Oui, je suis une ordure de tyran domestique. C'est pour ça que tu m'aimes.
- Elle essayait de donner son point de vue.
- Justement, ce n'était pas son point de vue. C'était à la rigueur celui de son père, ce communiste intègre qui idolâtre Macron. Ou le discours des réseaux sociaux. Pour étayer ses propos contre les gilets jaunes, elle citait cette vidéo du boxeur qui frappe un flic et qui a tourné en boucle sur les petits écrans de la petite pensée. Ses écouteurs sur les oreilles et sur un ton quelque peu agressif tout de même, elle en tirait la conclusion que les gilets jaunes étaient violents, et qu'il était normal que la police les réprime. Avoue que c'est une analyse un peu courte. Et c'est ce que je lui ai dit. 
- Peut-être un peu violemment.
- Peut-être, mais je m'en suis excusé. C'était l'heure post-apéro et, pour une fois qu'elle s'adressait à moi, je n'avais pas envie d'entendre ce type d'aneries et encore moins sur ce ton…
- Tu parles de politique avec Anna ?
- Non. Mais je pense qu'une part de l'admiration qu'elle éprouve pour moi repose sur le fait que je tiens un discours assez éloigné de la gauche bien-pensante qu'incarnent ses parents. 
- Elle t'admire ? Carrément ?
- Je plaisante, ma chérie. Elle ne me l'a pas encore avoué…
- Quel connard !
- Embrasse-le.
- Qui ?
- Le connard.
- Il reste du vin ?
- Non. 
- Mais tu ne crois pas qu'elle est attirée par toi ?
- On peut parler d'autre chose ?
- Ça te gêne ?
- Oui, parce que cela voudrait dire que je n'ai pas de chance. Lorsque j'étais jeune, je plaisais aux femmes nettement plus âgées. Et maintenant, je plais aux gamines…
- Je croyais que tu plaisais aux hommes lorsque tu avais 20 ans…
- Aussi.
- D'où ce mail d'Anna sur la littérature et l'homosexualité.
- Certainement. Elle a dû sentir quelque chose…
- Tu aurais dû en profiter.
- Elle est mineure !
- Je parlais de ces hommes qui te draguaient, qui t'invitaient au restaurant et te proposaient du travail quand tu étais jeune. On n'en serait pas là, aujourd'hui…
- Ma chérie, te rends-tu compte de l'absurdité de tes propos ?
- C'est vrai, je ne me suis jamais sentie aussi pauvre…
- Ça n'aurait rien changé.
- Bien sûr que si !
- Imagine : j'accepte les avances de ce journaliste ou de ce producteur. Je me retrouve dans leur lit, et j'y prends goût…
- … Je t'ai toujours dit que tu devrais essayer…
- Mais justement. Réfléchis. Si j'avais essayé comme tu dis, cédé à leurs avances, que j'étais entré dans ce journal ou que j'avais fait des films grâce à ce producteur…
- Oui, eh bien, on n'en serait pas là…
- On ne serait surtout pas ensemble, nos routes ne se seraient certainement jamais croisées. 
- N'oublie pas que je suis scénariste. Nous aurions pu être amenés à travailler ensemble.
- Mais tu ne m'aurais jamais intéressée si j'avais viré ma cuti, comme on disait dans le temps. En clair : tu n'aurais jamais bénéficié de ma promotion professionnelle et sociale… Mais toi aussi, tu aurais pu profiter de toutes les avances que des hommes de pouvoir t'ont longtemps faites…
- C'est vrai. J'ai été idiote. Ma copine Sonia – tu te souviens : cette héritière mariée à un trader ? –, elle me répétait souvent Tu ne couches pas avec les bonnes personnes ! Ça me paraissait terrible, mais elle avait raison.
- Il n'est pas trop tard.
- A 50 ans ?
- Tu ne les fais pas. Tu es toujours aussi belle.
- S'il n'est pas trop tard pour moi, c'est pareil pour toi alors.
- Sauf que ce ne sont pas des gamines comme Anna qui vont me tirer des emmerdations. 
- Ce serait plutôt le contraire, tu as raison.
- Il faut s'y résoudre ma chérie : nous étions faits pour nous rencontrer et sommes condamnés à vieillir ensemble dans l'extrême pauvreté et la solitude.
- Tu ne veux pas aller acheter une autre bouteille ? L'épicerie est encore ouverte…
- Et c'est la pleine lune…

4 commentaires:

  1. Dites-vous qu'à l'heure qu'il est votre riche amant serait en train de vous abandonner pour un(e) plus jeune... Et vous n'auriez pas l'habitude de la pauvreté... comme un personnage de Jean Rhys... ça serait encore plus dur... Ça fait du bien, non ?

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    1. Belle consolation en effet. Merci Mère Pierre-Teresa !

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  2. Toujours un régal que de compatir avec vous sur la marche de ce monde et de nos existences.
    Le bonjour chez vous.

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    1. Vous êtes ici chez vous, cher promeneur… C'est toujours un plaisir de vous croiser…

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