dimanche 13 mai 2018

Inutile


Un jour j'ai fait vœu d'inutilité.
Le principe était simple, le projet ambitieux :
Un inutile ne sert à rien.
Or on ne remplace pas ce qui ne sert à rien.
Donc un inutile est irremplaçable.
(…) Le vœu d'inutilité, je m'étais bien assis dessus, dans le convoi des travailleurs de l'aube.
Je n'ai pas tenu mes promesses, mais j'ai tenu, je ne sais pas quoi mais j'ai tenu, têtu, réfractaire et grognon, franc-tireur et faux cul, tire-au-flanc, dégonflé mais bravache, j'ai tenu tête et j'ai tenu la route, et vaillant, défaillant, debout, assis, couché, j'ai tenu le crachoir sans doute, mais je n'ai pas tenu mon vœu. Je n'avais pas l'inaptitude nécessaire, le sommeil assez lourd, pas si sourd j'ai entendu le monde et j'ai courbé l'échine, j'ai fait tourner le monde et marcher la machine, service-service, et j'ai marché dans la combine. C'est vrai qu'on ne sert pas à grand-chose, ni bien longtemps, on s'use vite, mais quand même. C'est vrai aussi qu'à peine produit on doit se reproduire, on rentre dans le moule, on devient un modèle standard, outillé, utilisé, à toutes les sauces, social. Il y a toujours quelque chose à faire, une bricole à marchander, une marchandise à bricoler. On se veut savant, à bonne école et à bon compte, on sait des choses, on est juste technique, on monte en puissance pour tomber en disgrâce, on s'affaisse, on s'efface, on perd pied périmé, rétréci, réformé, formaté, au format de la boîte. Dernier service funèbre. On dégage le plateau. Générations. La mienne n'en finit pas de se dégénérer.
Je m'étais installé à l'automne chez ma mère le temps qu'elle meure à l'hôpital et j'y étais encore après les fêtes. La dernière fois que j'avais vu Maman, elle ne m'avait pas reconnu, je ne l'avais pas reconnue non plus, elle n'avait plus figure humaine. Elle avait perdu la tête, la raison de vivre, et l'appétit, ses dents, ses cheveux et puis elle a perdu la vie, pour ne pas gêner plus longtemps. J'avais moi-même failli tout perdre en mourant d'un cancer, et je n'avais rien gagné en guérissant.
Je n'avais plus de génération propre.
Personne n'avait besoin de moi, le fils d'une maman morte, mais je pouvais encore servir. À toute chose malheur est bon, mais à quoi ?

Hervé Prudon, Les Inutiles, Grasset, 2002

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