mercredi 4 avril 2018

Touche salvatrice


Ernst Haas

Il paraît qu’au moment où la grande vague qui a dévasté une partie de la planète avançait tel un géant vers le rivage, les gens ne pouvaient rien faire d’autre que regarder immobiles et stupéfaits, perdant des minutes précieuses pour la fuite.
Cela ne me semble pas étrange. Si quelqu’un dans la chambre à côté, quelqu’un que je connais, entre à l’improviste, je sursaute. Alors que si une silhouette venue du néant, inconnue, impensée se matérialisait sur le mur, je resterais à regarder bouche bée.
C’est ce qui arrive avec les grandes vagues qui viennent dévaster notre vie, la changer, de continent en île, d’île en péninsule, de péninsule en désert. Et quand la vague est désormais à quelques mètres du rivage et qu’il n’y a plus de fuite possible, tu ne peux pas, comme sur le clavier, taper pomme Z et revenir en arrière, un instant plus tôt, quand la vague était encore lointaine et que tu pouvais fuir ou te mettre à l’abri et lancer l’alarme.
D’autre part, si c’était possible, si au lieu de la vie il n’y avait que ce clavier (comme cela arrive parfois, certains jours), et si tu pouvais vraiment, en tapant pomme Z, revenir un pas en arrière, où t’arrêterais-tu ? Peut-être pas au moment où tu as levé les yeux et où tu l’as vue avancer démesurée, menaçante, nouveauté sans remède, peut-être pas à ce moment où la fuite était encore possible, mais incertaine, peut-être taperais-tu à nouveau les touches et reviendrais-tu à cet autre moment de la matinée où tu devais décider entre aller à la plage ou te promener sur les collines (il y a quelques petits nuages, mais par ailleurs le ciel est entièrement bleu et les nuages ne sont qu’une frange éparpillée…)
Tu ne t’arrêterais pas à ce moment dangereux, où tout devait encore être décidé, mais où la mauvaise décision pesait avec l’insistance des démons pervers, non, encore un pas en arrière est plus sûr, tu reviens à cette nuit pleine de rêves imprévoyants, ou au soir précédent, à la mélancolie du soir, sans raison, à ton regard sur les autres, sans amour, sans pourquoi…
Ou peut-être ne t’arrêterais-tu jamais, parce que cette vague aura été soudaine, que sans doute mille circonstances, mille erreurs ne se seront pas liguées pour la gonfler, la fabriquer, la soulever au-dessus de ce rivage, mais se sont certainement liguées pour te fabriquer toi, pour te placer sur cette plage avec ce regard stupide, impuissant. Et tu déferais certainement un à un tous les moments conspirateurs de ta vie, en les voyant à chaque pas en arrière pour ce qu’ils ont été, un pas étourdi, malheureux, vers la plage. Et tu continuerais à taper sur la touche salvatrice, en reconnaissant un destin là où, toute ta vie durant, tu n’as vu qu’une avancée hâtive et distraite depuis le premier vide qui s’est créé en toi, quand tu t’es détaché et que tu as commencé à vagir.
Mais ne sommes-nous pas tous ainsi ? Ne voudrions-nous pas tous revenir en deçà du point de non-retour, même si nous ne savons pas lequel ?

Ginevra Bompiani, Pomme Z, éd. Liana Levi,
trad. Jean-Paul Manganaro

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