lundi 23 avril 2018

Prospection de futilités



Quand, à la devanture des librairies, nous ne verrons plus aucun roman, un pas aura été fait – peut-être en avant, peut-être en arrière… Du moins toute une civilisation fondée sur la prospection de futilités succombera. Utopie ? divagation ? ou barbarie ? Je ne sais. Mais je ne puis m'empêcher de penser au dernier romancier (…)
Ne soyons pas inutilement amers : certaines faillites sont parfois fécondes. Ainsi celle du roman. Saluons-la donc, allons même la célébrer : notre solitude s'en trouvera renforcée, affermie. Coupés d'un débouché, acculés enfin à nous-mêmes, nous pourrons mieux nous interroger sur nos fonctions et nos limites, sur l'utilité d'avoir une vie, de devenir un personnage ou d'en créer un. Le roman ? Veto opposé à l'éclatement de nos apparences, point le plus éloigné de nos origines, artifice pour escamoter nos vrais problèmes, écran qui s'interpose entre nos réalités primordiales et nos fictions psychologiques. Nous n'admirerons jamais assez tous ceux qui, lui imposant des techniques qui le nient, une atmosphère qui l'infirme, des exigences qui le dépassent, concourent à sa ruine, et à celle de notre temps dont il est à la fois la figure, la quintessence, la grimace…

Cioran, Au-delà du roman, in La Tentation d'exister (1956)

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