mardi 10 avril 2018

Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable




- Mieux vaut lui montrer une chanson ou deux. T'as pas ton ordi ?
J'avais demandé à ma belle-fille si elle connaissait ce vieux chanteur. Bien sûr, elle n'avait jamais entendu parler de lui et, malgré les nombreuses alertes-infos qui tombaient régulièrement sur son smartphone avant-dernier cri, encore moins de sa mort. Je ne voulais pas l'emmerder avec ça, l'obliger à regarder de la musique en vidéo on ne peut plus éloignée de ce qu'elle a pour habitude d'écouter. Mais c'est elle qui, une fois la dernière bouchée de poulet avalée a mis son mac à table. Tête en l'air, Champagne, je lui en ai simplement passé des extraits de peur de l'ennuyer. Et puis, dans la playlist des vidéos offerte par la plateforme, il y avait cette émission de l'inénarrable Ardisson d'il y a dix-sept ans et dont je connaissais quelques passages. J'ai cliqué dessus et nous avons avalé ce dessert indigeste entre amusement et consternation. Le grand Jacques, allumé au pétard et au ouisquie, parce que, dit-il, ça lui fout la trouille, la télé, était au sommet de son art de la lévitation. Les adresses de l'animateur en noir, ses tentatives de gommer la moindre hésitation ou dérapage (l'émission est grossièrement montée), son agacement et ses ricanements, et surtout ses questions stupides à peine dignes d'un France Dimanche que lisait ma mère quand j'étais môme, me rendait encore plus attachant le chanteur. Ma belle-fille semblait choquée par le ton général, le manque de respect des uns pour les autres sous forme de vannes et sous-entendus lourdingues. Nous avons pourtant été jusqu'au bout absorbés par la bêtise du spectacle télévisuel. J'ai un peu insisté. Car je savais qu'en fin de numéro, les substances illicites ayant cultivé sa fleur de peau, Higelin balancerait sans filet sa vérité dans la gueule de l'empafé du PAF, comme on disait à l'époque.
La veille, j'avais appris la mort d'Higelin à ma fille, en terrasse d'un fast-pizza de la rue piétonne. A sept ans, elle adorait Crocodaïl, une chanson de cet album de 2006 produit par Rodolphe Burger, que j'ai croisé il y a quelques jours à la bibliothèque de Montreuil, là où, avec l'Italienne, nous empruntions il y a plus de trente ans, à l'âge qu'a aujourd'hui ma fille, les vinyles d'Higelin, Bowie, Young, Dylan et quelques autres. Tu m'as toujours dit que la mort, ça fait partie de la vie, m'a-t-elle répondu avec un sourire consolateur censé effacer tout sentimentalisme de vieux con. Et puis, elle tenait certainement à me parler de tout autre chose. Pensait-elle. Me demander mon avis sur une question dont elle ne voulait pas faire un plat. J'avalais ma bière en silence, l'encourageant de mon sourire de père qui se veut rassurant mais qui a quand même pris un sacré coup de vieux. Et qui s'apprêtait, bêtement, à en reprendre un autre. Elle avait envie de contacter cette amie de sa mère pour lui parler de celle-ci. Cette femme étant psychologue, elle serait à même de la soulager d'un poids trop lourd pour ses dix-huit ans, et, au passage, aider sa mère. Je ne l'ai pas revue depuis le départ de l'aînée à Séville et un apéro organisée chez elle, fin août. Nous ne nous parlons pour ainsi dire jamais. Et je parle peu d'elle avec nos filles. Mais notre cadette s'inquiète pour sa mère qui, lorsqu'elle ne travaille pas, passe bien trop de temps au lit selon elle, s'enferme même dans sa chambre pour y prendre ses repas, voit très peu de monde, hormis l'amie en question et sa soeur, récemment opérée d'un cancer. La situation semble s'être aggravée après une blessure au pied qui l'a immobilisée une longue période l'an dernier.
On sait comment sont les enfants. Ils vous révèlent un terrible secret et vous font aussitôt promettre de ne rien en faire. J'ai lâchement promis, aussi ai-je encouragé ma fille à prévenir l'amie psychologue. Par bribes, je sais quelques éléments de ce qu'a été la vie de sa mère après notre séparation qui remonte à 2002. Quelques amoureux sans lendemains qui chantent et un autre plus sérieux, mais avec lendemain qui pleure. A cette époque, elle m'avait confié avoir, elle et les filles qui appréciaient semble-t-il ce type que je n'ai jamais rencontré, un peu dégusté. Cette nouvelle séparation s'était produite peu après un avortement difficile, qu'elle avait tenté de minimiser à mes oreilles mais que j'avais compris éprouvant sur tous les plans, rapproché et d'ensemble. Mais j'avais ma propre vie à démolir et n'avais pas manifesté plus d'empathie que de cordialité. Notre propre désunion, les filles au centre, avait été douloureuse, les histoires que j'avais cru mettre en place par la suite n'avaient pas tenu la route rendue trop glissante par les liquides que j'absorbais alors sans modération. J'espérais secrètement, puisque guerre j'avais perdue pour la garde des filles, qu'elle s'en sorte mieux que je ne l'aurais fait seul ou à mi-temps. Je la remerciai même, du haut de mon courage légendaire, d'avoir épargné à nos enfants quelques unes de mes piteuses frasques ‒ moi qui avais tant rêvé ne pas ressembler à mon père.
Que faire face à ce qui ressemble à une dépression ? Pour le moment, rien d'autre. Attendre l'avis de cette amie. Envisager le pire aussi. Et les solutions. Mais ne rien faire pour le moment. Seules minces pensées que je laissais traverser ma petite tête en regagnant la maison dimanche soir, oubliant la tristesse de la mort du chanteur, frappé par ces pans de ma piètre existence, de sa jeunesse, qui ne cessent de foutre le camp, démuni face aux désirs d'éloignement de mes filles, refusant de céder à un nouveau drame et aux pleurnichages égoïstes, m'emparant, de plus en plus con, du tire-bouchon dans le fol espoir d'y voir plus clair auprès de ma fiancée, à qui je ne dirais rien de tout cela.
Ma coupe est pleine de nostalgie…



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