dimanche 4 mars 2018

Amours argentines


Je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Moi non plus, cela dit. A cette époque, elle faisait de la sculpture et comptait parmi mes élèves. J'avais remarqué qu'elle lambinait à la fin des cours, avec très souvent quelque chose à me raconter. Bien que divorcée, elle avait gardé le nom prestigieux de son mari, l'héritier d'un empire de la mode. En cours, je l'avais surprise, en me retournant, les yeux scotchés sur mes fesses, parfois perdus, le sourire figé, songeuse. Je me raconte des histoires, me disais-je – d'ailleurs, elle ne m'attire nullement, oublie, mon vieux, oublie. La fin de l'année approchait et, comme à son habitude, elle était la dernière à quitter la salle, jamais en manque de subterfuges pour musarder encore un peu le temps que je finisse de ranger mes affaires, effacer le tableau, remettre les tables en place… Ce serait bien, avant la fin des cours que tu viennes déjeuner à la maison, me dit-elle soudain, exagérant semble-t-il son accent argentin. Elle habitait dans un de ces arrondissements chics de la capitale que j'arpentais rarement, vers l'Ecole militaire. Le matin, j'avais pris soin de me raser de frais, passer une chemise, réviser le plan de métro, et, plein d'audace, glisser un ou deux préservatifs dans mon sac. Certes, je ne ressentais rien en sa présence, mais, en cette période de flottement amoureux – je sortais d'une longue histoire et étais vaguement attiré par une fille croisée à deux trois reprises dans le bar en bas de chez moi sans avoir encore osé l'aborder –, les occasions de baiser n'étaient pas nombreuses.
Je me suis perdu dans le quartier, arrivant en retard devant l'hôtel particulier, caché dans une impasse. Les mets semblaient succulents. Je n'avais jamais mangé de homard. Elle me servit du maté en guise d'apéro quand je lorgnais sur le bar bien pourvu en bouteilles à 40°. Présentation des enfants, un gamin d'à peine dix ans, collé à une Game Boy, et une adolescente efflorescente moulée dans une robe noire d'un autre âge, au décolleté embarrassant. J'essayais de ne pas lui prêter trop d'attention, évitais son regard, un truc de famille certainement. 220 volts dans l'air. Un silence dont je ne parvenais pas à déterminer la provenance, un truc qui fait masse.
Le maté, c'est comme le thé, et je ne pus résister au passage par les toilettes.
Elle m'attendait dans le couloir, me coinçant contre le mur. Comment osait-elle, ses enfants à trois mètres de là ?… Je voudrais te demander quelque chose, c'est important… J'aurais préféré qu'elle m'embrasse de force et qu'on n'en parle plus… Tu as vu ma fille ?… Quelle question… Elle arrive à un âge, tu sais. C'est toi que j'ai choisi. Je veux que tu sois son premier homme… J'avais bien entendu ? Là, maintenant ? Avec elle et son fils comme spectateurs ? C'était quoi, ce cauchemar ? Déjà, la jeune fille surgissait dans le couloir. J'indiquai sans aucune délicatesse la porte des toilettes, me passant une main sur le ventre, bafouillai un mot d'excuse auquel personne ne pouvait croire et m'enfuis vers la sortie. La porte de chêne massif claqua dans mon dos. Je dévalai les escaliers comme un malfrat de bas étage, une loque de banlieue sans nom et sans casquette. L'envie de pisser me reprit à peine le nez dehors.
J'étais allumé, abruti, incapable de saisir ce qui venait de se passer. J'avançais comme ça, sonné, sans conviction, sans savoir s'il me fallait revenir sur mes pas, me plier aux désirs de cette argentine dingo et faire valser la vierge sur le lit de sa mère, dénoncer l'artiste de la pampa à la brigade des mineurs, pensant soudain à la mère de mes filles, qui connaissait l'Argentine – allait-elle, elle aussi, procéder de la sorte ? – mais la vessie prit le pouvoir en m'indiquant un café au coin dans lequel j'allais la soulager. Au comptoir, j'avalai sans entrain un jambon de pays-cornichons avec un ballon de rouge qui s'en prit immédiatement à mes intestins. Je n'ai jamais recroisé la fille au bar en bas de chez moi et mon contrat ne fut pas renouvelé à la rentrée.

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