jeudi 29 mars 2018

Tonalité intense de grisaille et de désolation





26 avril 1993 (Majorque)
J'attends qu'on veuille bien me servir dans un restaurant « inquense » de Palma (Sa Premsa) où presque tous les clients sont morts, immobiles sur place. Certains, immobiles aussi, sont en réalité en train de mourir. Ils sont difficiles à distinguer des premiers, mais on les reconnaît au fait que leurs yeux conservent encore un rien de mobilité. Les rares clients vivants attendent qu'on les serve et s'impatientent, dont une voisine du genre à qui on ne la fait pas. La patrone et unique servante d'ailleurs du restaurant, qui s'affaire mollement au milieu de tous ces morts (elle me rappelle assez la patronne française d'un petit restaurant de San Telmo où je fréquente aussi), s'agace de cette impatience, dit qu'elle ne peut servir tout le monde à la fois et qu'il faut s'occuper en priorité des clients morts. 
Après ce rêve terrifiant et si clair (« plus vite tu seras mort, plus vite tu seras servi »), deux heures de sommeil hasofinesque. Rythme plutôt paisible, mais tonalité intense de grisaille et de désolation.
Clément Rosset, Route de nuit, Episodes cliniques, Gallimard



mardi 27 mars 2018

Il fait plus froid dehors que la nuit

Sylvie Péju


On est enfin fin mars, et se rapproche l'hommage à Hervé Prudon qui se tiendra pas comme il faut on l'espère et à Paris, Maison de la poésie, dans un peu moins d'un mois.
Sur ses derniers jours, du haut de son 7e étage de la porte d’Orléans, l'auteur de La Langue chienne a noirci des cahiers, restés inédits, de poèmes face au vide.
Jacques Bonnaffé, Sylvie Péju, sa compagne, Olivier et Jean Rolin, Philippe Vieux, Ariane Dionyssopoulos, Philippe Richard et d'autres liront donc une série de textes, poèmes et extraits du spectacle Comme des malades, monté par Bonnaffé et cie au théâtre de la Bastille en 1999.



Passage Moliėre
157, rue Saint-Martin
75003 Paris
Vendredi 20 avril 2018
 20H00

Infos et réservations
01 44 54 53 00
(du mardi au samedi de 15h à 18h)



ma douleur est assourdissante
nul oiseau jamais ne chante
sur cette branche noire et nue
les oiseaux ne courent pas les rues
où est-elle la main innocente
qui a tordu le cou
à l’amour fou
où est-elle l’absente
dont le silence est un trou
qui fait ma douleur si violente




samedi 24 mars 2018

Une certitude aussi bilieuse qu’inutile


via lastPictureShow

Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête – ni un héros ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu’inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir – il n’y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l’obligation morale – d’être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d’action, est une créature essentiellement limitée. C’est là une conviction vieille de quarante ans. Maintenant j’ai quarante ans – et quarante ans, c’est toute la vie : la vieillesse la plus crasse. Vivre plus de quarante ans, c’est indécent, c’est vil, c’est immoral. Qui donc vit plus de quarante ans ? Répondez, sincèrement, la main sur le cœur ! Je vous dis, moi : les imbéciles, et les canailles. Je leur dirai en face, à tous ces vieux, à tous ces nobles vieux, à ces vieillards aux cheveux blancs, parfumés de benjoin ! Je le dirai à la face du monde ! J’ai bien le droit de le dire, je vivrai au moins jusqu’à soixante ans. Je survivrai jusqu’à soixante-dix ! Et jusqu’à quatre-vingts !... Ouf, laissez-moi souffler.

Fédor Dostoïevski, Les Carnets du Sous-sol,
trad. André Markowicz, Babel

vendredi 23 mars 2018

Restent les bars


Le week-end dernier, une femme de 49 ans a été renversée par une voiture autonome de la firme Uber. Morte de ses blessures, elle traversait tout de même en dehors du passage piéton, a tenu à préciser l'entreprise déficitaire (2,8 milliards de pertes en 2016), mouillée dans les Paradise papers mais présente sur le smartphone de tout citoyen moderne. La start-up la plus chère au monde a suspendu les essais de ses véhicules du futur. Un bon point pour sa communication. Un bras d'honneur pour la famille de la victime. Après avoir contribué à dévaloriser le travail – des chauffeurs non professionnels et précaires –, la compagnie de la Siliconne vallée semble s'être lancée désormais dans sa mission ultime : éliminer l'humain.

***
Autre boîte de la même vallée, autre fabricant de bagnoles, Tesla est une entreprise de l'économie post-libérale. Peu importe le nombre de véhicules électriques vendus ou la part de marché grattée par Tesla, l'essentiel est la performance boursière. Tout comme Uber, le groupe fondé en 2013 perd de l'argent (2 milliards par an, dit-on). Et s'il ne détient que 0,02 % de part du marché mondial de l'automobile, Tesla est tout de même valorisé à 35 milliards de dollars. L'entreprise s'est rendue célèbre grâce à sa voiture envoyé dans l'espace. Certes, le véhicule nous retombera sur la gueule et polluera un peu plus nos organismes et la planète sous forme de micro-déchets métalliques, mais c'est Tesla qui en a eu l'idée ! Comme on le sait, l'important aujourd'hui, c'est qu'on parle de vous, que vous fassiez le buzz, et donniez envie d'investir. Seule compte l'image de la firme – un peu comme en politique. Afin de lui déclarer leur amour, les actionnaires de Tesla viennent d'approuver une rémunération ahurissante de près de 56 milliards de dollars (45,3 milliards d'euros) pour Elon Musk. Seule condition pour le déjà millionnaire et jeune patron, faire de Tesla l'une des plus grosses entreprises par capitalisation boursière au monde, à l'instar de Google, Facebook et cie.

***

Facebook justement. Le célèbre réseau social fondé par Zuckerberg se serait donc fait dépouiller des données d'une cinquantaine de millions d'utilisateurs (entourage compris)... Le coupable : une boîte de communication, Cambridge Analytica, qui s'est servi de ce fichier pour lancer une série de publicités ciblées durant la campagne de Donald Trump. Une faille dans le système, nous dit la start-up, qui ne se reproduira plus. Ce faux scandale surgit quelques semaines après les déclarations de deux repentis de la boîte, honteux d'avoir contribué à créer cette tarasque virtuelle. Mais malgré une chute spectaculaire du cours de Bourse – 58,4 milliards de dollars de capitalisation boursière seraient partis en fumée –, la situation semble se stabiliser. On respire. Sauf si l'on se souvient que le job premier de l'ami Zuck est la vente à d'autres entreprises, publicitaires essentiellement, des données personnelles que tout un chacun balance allégrement en ligne. Quand c'est gratuit, c'est vous le produit. On a beau le savoir, on ne saurait résister à l'ordre narcissique et marchand. Pas d'inquiétude outre mesure pour ces bienfaiteurs de l'humanité qui composent le conseil d'administration du réseau. Pour info, le cours de Bourse de Facebook a augmenté ces cinq dernières années de 495 %...

***
« Nous sommes certains qu'il est à Madrid, mais où exactement, nous ne le savons pas... » Les organisateurs de la cérémonie ont tout essayé pour calmer le public venu assister à la remise de la médaille d'or du Cercle des Beaux-Arts au finlandais Aki Kaurismaki. Et c'est avec plus d'une demi-heure de retard que le cinéaste s'est finalement pointé, légèrement éméché. A propos de son dernier film, pas le plus réussi, De l'autre côté de l'espoir, le caustique Aki a avoué avoir, un temps, cru en l'Europe. Mais après avoir observé le traitement accordé par l'U.E. aux migrants, mouvement dont, dit-il, nous ne sommes qu'au début, Kaurismaki a affirmé avoir honte d'appartenir à cette Europe dont la seule logique est économique. Avant d'ajouter que jamais ce monde n'a compté autant de psychopathes et d'imbéciles au pouvoir. Le cinéaste, désormais résident portugais, a également regretté qu'aux Etats-Unis, la coutume d'assassiner le président semble s'être perdue. Il a insisté sur l'espoir, seul sentiment à même de soulever des montagnes. « Je n'ai aucun espoir ni dans ma vie ni dans mon cinéma. C'est pourquoi je reviens toujours à Ozu, Chaplin, Bresson, Buñuel, Buster Keaton, Raoul Walsh. Autant imiter les bons. C'est ce que je fais. Mais comme je suis dépourvu de talent, personne ne le remarque… Sans  espoir, il reste les bars. Allons au bar ! » a-t-il marmonné pour conclure. On y va, Aki, on y va...

mercredi 21 mars 2018

Vide

Pawel Kuczynski via Louxo's Enjoyables


Vide. Tu ne te sens pas vide, toi ? Epuisé par le vide. Je crois qu'on ne nous a jamais autant bourré le crâne. Sauf qu'il ne s'agit que de vent. On croit échapper à tout ce matraquage, parce qu'il semble ne prendre que très peu de place, que nous n'en ressentons pas le poids, qu'il est invisible, mais c'est ce vent qui nous vide du pas grand-chose qu'il nous restait, la tête traversée en permanence par des courants d'air anesthésiants, tu ne trouves pas ?, c'est épuisant. Toute la journée collés à un écran... La nuit dernière, j'ai fait un rêve étrange. Un cauchemar terrible en raison de son caractère tangible. Je décrochais un travail après une longue période de recherche. Je pensais que plus personne ne m'embaucherait. J'allais à ma perte. On nous fait tellement croire que sans travail, nous ne sommes rien. Notre vie est construite autour du travail. Enfin, on me proposait un poste dans une entreprise d'aujourd'hui, dans le domaine du divertissement, du culturel. Un univers proche de celui de Brazil de Terry Gilliam, tu vois ? On m'expliquait ma nouvelle tâche. Ça avait l'air simple, mais je n'y comprenais rien. J'étais perdu. Je pensais que c'était dû à mon âge, que j'étais dépassé. Ou bien que j'étais devenu totalement stupide. Mais soudain, j'ai compris où était le problème. Il suffisait d'être là, de sourire et de faire semblant. C'est le nom de la boîte qui m'a mis la puce à l'oreille. Elle s'appelait Bla-Bla-Bla. Ça ne s'invente pas...

mardi 20 mars 2018

Un lecteur capricieux



Perdre un livre précieux est une aventure passionnante, catastrophique et, parfois, émouvante. En 2014, je me suis aperçu que j'avais égaré Les Détectives sauvages. Il s'était volatilisé sans laisser de traces. Il s'agissait de la première édition, achetée peu après sa publication par Anagrama, et qui venait de remporter le prix Herralde. Ce devait être en décembre 1998, et je l'avais payée 2 590 pesetas. A cette époque, je n'étais même pas pauvre, puisque j'étais à la charge de mes parents. Le roman ne m'a pas manqué tout à coup. Il arrivait que, du canapé, je jette un oeil dans le coin où étaient entreposées les oeuvres de Roberto Bolaño et d'avoir l'impression qu'il en manquait une, pourtant dans ces moments-là – je vais être sincère je me serais volontiers laissé couper le doigt plutôt que me lever et aller vérifier. Mais un soir, allez savoir pourquoi j'étais debout, et je me suis approché de ces livres pour constater que Les Détectives sauvages n'y était pas. J'ai ressenti de la contrariété, ce qui, en ce qui me concerne, équivaut à croire que le monde touche à sa fin. Même si ce n'est guère suffisant pour se remuer le cul ou changer le programme du jour.
Une fois surmonté l'effroi, j'ai fait le choix de croire que le roman était certainement dans un autre coin de la bibliothèque, en compagnie d'un autre auteur. Les écrivains peuvent eux aussi éprouver une certaine fatigue d'eux-mêmes. Quelques mois plus tard, ressentant de nouveau son manque, je me suis lancé dans une fouille loin d'être exhaustive, et davantage par distraction que par anxiété. J'ai, pour ainsi dire, joué à le retrouver. Bien entendu, ce fut un échec. J'ai ensuite frôlé la folie, remuant chaque étagère, carton ou cachette, mais obtenu le même résultat. Le roman avait disparu. Je ne me rappelais pas l'avoir sorti ou prêté, ce qui signifiait que quelqu'un l'avait emporté. Je n'étais plus contrarié mais abattu. J'ai établi une liste des voleurs possibles. J'en soupçonnais fortement deux ou trois. Mais tous ont nié le vol lorsque je les ai interrogés.
Plus je pensais au roman, plus j'avais envie de me replonger dans ses pages. Sa lecture remontait presque à vingt ans. Son souvenir était désormais confus. Je ne pouvais même pas dire si au terme de leur quête, les personnages, Ulises Lima et Arturo Belano, parvenaient à mettre la main sur Cesárea Tinajero. Il me semblait que oui, mais je ne savais dire où, ni ce qu'il advenait une fois la poètesse du réalisme viscéral retrouvée. Curieusement, après deux décennies, j'étais moi-même devenu un détective sauvage en quête du livre.
Je mourais d'envie de le relire, mais pas jusqu'au point extrême de le racheter et de m'y replonger illico. Il y avait des règles, et ne pas renoncer à mon exemplaire en était une. Qui plus est j'aurais dû acheter un roman bien différent de l'original, même s'il s'agissait du même. Anagrama avait retiré le titre de la vente afin de laisser le champ à l'édition d'Alfaguara, maison à laquelle les héritiers de Bolaño avaient cédé les droits de publication. Ce qui ne faisait qu'aggraver mon chagrin. Je n'avais aucune envie d'ouvrir ce roman dans un exemplaire qui ne fût le mien. Je dirais même que ça me déprimait.
La lecture a le droit d'être capricieuse. Ou l'édition d'Anagrama, dans la collection Narrativas hispánicas, ou rien.
Toute nouvelle actualité à propos de Bolaño, comme un inédit découvert sur une disquette ou dans une chemise oubliée, ne pouvait que me faire pleurer mon exemplaire des Détectives sauvages.
Je l'ai cherché en occasion, mais quelle ne fût ma stupéfaction lorsqu'on me demanda trois cents et même quatre cent euros pour un exemplaire pareil au mien. Retour à la tristesse.
Les mois ont passé. J'ai commencé à écrire un livre. Je me suis rendu à deux mariages. Les mois continuèrent à passer. J'ai voyagé dans divers pays. J'ai assisté à un divorce. J'ai poursuivi l'écriture du même livre. Il y a deux mois, je suis même allé voir ma filleule à Vigo, qui venait d'avoir sept ans et que je n'avais pas revue depuis trois années. Sa mère m'invita à visiter la maison pour voir les travaux qui y avaient été effectués. Une fois dans le salon, mon regard a été attiré par les livres. J'ai immédiatement repéré Les Détectives sauvages dans l'édition d'Anagrama. Quelle chance, ai-je marmonné envieux. Je n'ai pas pu résister et j'ai pris le roman et l'ai ouvert. C'était un trésor inestimable, de ceux qui vous rendent heureux, d'autant plus qu'en page cinq, émerveillé, je reconnus mon nom et ma propre écriture.

Juan Tallón, chronique "Restez bourrés",
El Progreso
, 20 mars 2018, trad. maison

lundi 19 mars 2018

Ténèbres

Erika Schmied via L. W.-O.


Pourquoi cette obscurité, toujours cette obscurité totale dans mes écrits ? L'explication en est simple.
Dans mes écrits, tout est artificiel, c'est-à-dire que tous les personnages, les faits, les incidents se jouent sur une scène, et la scène est totalement plongée dans les ténèbres. Les personnages qui paraissent sur l'espace carré de la scène, sont mieux reconnaissables dans leurs contours que sous un éclairage normal, comme c'est le cas dans la prose ordinaire. Dans l'obscurité, tout devient clair. Pas seulement les apparitions, ce qui relève de l'image, non, la langue aussi. Il faut imaginer des pages totalement noires : le mot s'éclaire. De là sa netteté ou sa netteté redoublée. Je me suis servi dès le début de ce moyen artificiel. Lorsque l'on ouvre un de mes livres, il en va aussitôt ainsi : il faut imaginer qu'on est au théâtre, avec la première page, on lève un rideau, le titre apparaît, obscurité complète – et lentement, de ce fond, de cette obscurité, surgissent des mots qui se transforment en des processus de nature tant intérieure qu'extérieure, et qui, à raison même de leur caractère artificiel, deviennent tels avec une particulière netteté.
Thomas Bernhard, Trois Jours, trad. Jean de Meur

jeudi 15 mars 2018

Salon de l'écrivain



Au commencement était le service de presse. Un éditeur l'envoya, et quelqu'un le reçut. Alors il écrivit une recension. Puis il écrivit un livre. L'éditeur l'accepta, et il en fit un service de presse. Un autre le reçut, et fit de même. Ainsi est née la littérature moderne.

Karl Kraus

mercredi 14 mars 2018

Le retour du printemps



Salon du livre, Printemps des poètes... Au secours ! V'là le retour des discours et des concours. Car si en ce pays plus personne ne lit, tout le monde écrit.

Ces dernières années, de nombreux cinéastes, Américains pour la plupart, ont édité en vidéo leur version idéale, originelle, d'un ou de plusieurs de leurs films. L'appellation Director's cut surgit bien après la sortie en salles, une première publication en vidéo, le plus souvent lorsque les réalisateurs ont récupéré leurs droits et se lancent à leur tour dans la commercialisation de leur oeuvre : montage plus lâche, rajout de scènes auparavant éliminées, parfois même résurrection d'un personnage jadis effacé. Il m'est arrivé de revoir un ou deux films dans leur nouvelle mouture et de trouver le temps légèrement long... Dans le domaine de la littérature, c'est un peu l'inverse et les textes de nombre d'auteurs du monde d'avant seraient aujourd'hui difficilement publiables. Proust par exemple, dont le premier volume de La Recherche fut édité à compte d'auteur, devrait certainement de nos jours expurger son récit, amputer ses longues phrases, supprimer des personnages secondaires, affirmer son sujet..., lui qui avait, d'emblée, réussi à imposer son Director's cut.

Elle a profité de ma faiblesse, m'a fait boire... Je ne me souviens plus de rien.


Désormais, comme dans les médias et les réseaux sociaux, la moindre réunion d'amis, de collègues de travail, de clients de bar..., compte sa militante féministe de service prompte à signaler nos fautes : non-féminisation d'un terme au cours de la conversation, propos misogynes primaires, attitude intolérable, jambes trop écartées... et à nous restituer les dernières avancées en la matière dans l'actualité et les réseaux sociaux. Plus que jamais, et comme pour d'autres sujets, nous ne pouvons plus échapper au conditionnement médiatique et nous passons pour le dernier des cons si, malgré nous, en raison par exemple d'une préférence pour la littérature, nous marquons quelque réticence à nous soumettre à cette tyrannie.

C'est au volant que les femmes se battent le mieux pour leurs droits : sorties sauvages de leur emplacement, changements de file sans prévenir, non-respect des priorités et des limitations de vitesse, coups de klaxon intempestifs, insultes, doigts d'honneur..., leur conduite égale désormais celle des hommes. Et si le salut des femmes, avenir de l'homme nous avait-on chanté, passait par la bêtise ? 

Les beaux jours arrivent et c'est au guidon donc que nous nous réjouirons de voir les femmes rouler, leurs jupes voler, leurs jambes dorer, la sueur couler dans leur dos et dans le nôtre.


Charles Brun, Désinscriptions souterraines

lundi 12 mars 2018

S'arranger

Matt Henry via adreciclarte

Rien de plus connu que le « secret du bonheur ». Tout ce qu'il faut pour être heureux, existe en feuilles éparses. Et le beau bouquet n'est jamais fini, bien sûr, puisque deux vies n'y suffisent pas, et c'est assez d'une.
Cela s'appelle « s'arranger »… et autrement aussi, que d'en tenir un tout petit bouquet de deux ou trois tiges dans les doigts, ne pas vouloir les lâcher, de savoir qu'elles sont rares, et de trouver qu'elles sentent bon.

Henri Calet, Peau d'ours, notes pour un roman

dimanche 11 mars 2018

Une preuve d'amour




Tes yeux me rendent fou
lui dis-je un jour
Tu les préfères nature ou avec rimmel
me répondit-elle
Grands
dis-je sans le moindre doute
Alors également sans hésitation
elle me les déposa dans une assiette
et partit à tâtons

Angel González, Eso era amor, traduction maison

samedi 10 mars 2018

Bientôt

via Louxo's enjoyables

Dans bien des domaines, à propos de ce que d'aucuns nomment des projets d'avenir, je me dis très souvent : Oui, plus tard, pourquoi pas... Or j'arrive à un âge où, bientôt, il me faudra admettre que, sans m'en apercevoir, je suis passé du plus tard au trop tard. Oui, bientôt.
Charles Brun, Désinscriptions disparues

vendredi 9 mars 2018

Sauvages

Marc Dubuisson


Il y a encore peu de temps, je parvenais à distinguer, en les écoutant parler, ceux qui lisaient et ceux qui ne lisaient pas. Je ne ressentais d'affinités particulières ni pour les uns ni pour les autres. Maintenant qu'ils s'expriment tous à l'avenant, je peux parfois donner l'impression de détester l'humanité entière. Ce qui, finalement, ne me gène guère.

Charles Brun, Désinscriptions sauvages

dimanche 4 mars 2018

Amours argentines


Je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Moi non plus, cela dit. A cette époque, elle faisait de la sculpture et comptait parmi mes élèves. J'avais remarqué qu'elle lambinait à la fin des cours, avec très souvent quelque chose à me raconter. Bien que divorcée, elle avait gardé le nom prestigieux de son mari, l'héritier d'un empire de la mode. En cours, je l'avais surprise, en me retournant, les yeux scotchés sur mes fesses, parfois perdus, le sourire figé, songeuse. Je me raconte des histoires, me disais-je – d'ailleurs, elle ne m'attire nullement, oublie, mon vieux, oublie. La fin de l'année approchait et, comme à son habitude, elle était la dernière à quitter la salle, jamais en manque de subterfuges pour musarder encore un peu le temps que je finisse de ranger mes affaires, effacer le tableau, remettre les tables en place… Ce serait bien, avant la fin des cours que tu viennes déjeuner à la maison, me dit-elle soudain, exagérant semble-t-il son accent argentin. Elle habitait dans un de ces arrondissements chics de la capitale que j'arpentais rarement, vers l'Ecole militaire. Le matin, j'avais pris soin de me raser de frais, passer une chemise, réviser le plan de métro, et, plein d'audace, glisser un ou deux préservatifs dans mon sac. Certes, je ne ressentais rien en sa présence, mais, en cette période de flottement amoureux – je sortais d'une longue histoire et étais vaguement attiré par une fille croisée à deux trois reprises dans le bar en bas de chez moi sans avoir encore osé l'aborder –, les occasions de baiser n'étaient pas nombreuses.
Je me suis perdu dans le quartier, arrivant en retard devant l'hôtel particulier, caché dans une impasse. Les mets semblaient succulents. Je n'avais jamais mangé de homard. Elle me servit du maté en guise d'apéro quand je lorgnais sur le bar bien pourvu en bouteilles à 40°. Présentation des enfants, un gamin d'à peine dix ans, collé à une Game Boy, et une adolescente efflorescente moulée dans une robe noire d'un autre âge, au décolleté embarrassant. J'essayais de ne pas lui prêter trop d'attention, évitais son regard, un truc de famille certainement. 220 volts dans l'air. Un silence dont je ne parvenais pas à déterminer la provenance, un truc qui fait masse.
Le maté, c'est comme le thé, et je ne pus résister au passage par les toilettes.
Elle m'attendait dans le couloir, me coinçant contre le mur. Comment osait-elle, ses enfants à trois mètres de là ?… Je voudrais te demander quelque chose, c'est important… J'aurais préféré qu'elle m'embrasse de force et qu'on n'en parle plus… Tu as vu ma fille ?… Quelle question… Elle arrive à un âge, tu sais. C'est toi que j'ai choisi. Je veux que tu sois son premier homme… J'avais bien entendu ? Là, maintenant ? Avec elle et son fils comme spectateurs ? C'était quoi, ce cauchemar ? Déjà, la jeune fille surgissait dans le couloir. J'indiquai sans aucune délicatesse la porte des toilettes, me passant une main sur le ventre, bafouillai un mot d'excuse auquel personne ne pouvait croire et m'enfuis vers la sortie. La porte de chêne massif claqua dans mon dos. Je dévalai les escaliers comme un malfrat de bas étage, une loque de banlieue sans nom et sans casquette. L'envie de pisser me reprit à peine le nez dehors.
J'étais allumé, abruti, incapable de saisir ce qui venait de se passer. J'avançais comme ça, sonné, sans conviction, sans savoir s'il me fallait revenir sur mes pas, me plier aux désirs de cette argentine dingo et faire valser la vierge sur le lit de sa mère, dénoncer l'artiste de la pampa à la brigade des mineurs, pensant soudain à la mère de mes filles, qui connaissait l'Argentine – allait-elle, elle aussi, procéder de la sorte ? – mais la vessie prit le pouvoir en m'indiquant un café au coin dans lequel j'allais la soulager. Au comptoir, j'avalai sans entrain un jambon de pays-cornichons avec un ballon de rouge qui s'en prit immédiatement à mes intestins. Je n'ai jamais recroisé la fille au bar en bas de chez moi et mon contrat ne fut pas renouvelé à la rentrée.

vendredi 2 mars 2018

Une certaine forme d'admiration

 𝅴De loin, ça vous a la forme d'un haïku, parfois d'un léger aphorisme, et le plus souvent, surtout si l'on y regarde de près, ça vous ippone la langue, les formules toutes faites et le prêt-à-poétiser. On ne saurait bien définir ces courts textes, que l'on a déjà, pour la plupart, lus ici. Alors, on fera semblant de croire l'éditeur qui a collé la notion de poésie sur la couverture, parce que lui non plus, le pauvre, ne sait pas.  «La poésie est partout. Elle ne se cache pas. Je pense qu'elle se cueille plutôt comme un fruit...», déclare Guillaume Siaudeau avant, et cela nous plaît, il va sans dire, de conclure par cet aveu :  «L'ennui est sans doute l'endroit où j'ai trouvé le plus de poésie. Je n'ai jamais eu peur de l'ennui. Je lui voue même une certaine forme d'admiration. Pour toutes ces raisons, je lui devais bien cette inauguration.»


Sur quel pied danser
Ce matin

la lumière dit
je t'aime
et le ciel
je t'emmerde


Guillaume Siaudeau, Inauguration de l'ennui
Alma éditeur, 2018, 12 euros

jeudi 1 mars 2018

I'm not there


Vivian Maier


Loin de moi l'idée de fanfaronner, mais je pense sincèrement que personne ne peut prétendre comme moi s'être autant fait couper la parole. De tout temps, par tout le monde, en toute circonstance. Parents, amis, amoureuses, enfants, profs, collègues, voisins… Ma voix porte peu – rares sont ceux qui en connaissent le son –, mon débit est lent – je tâtonne pour trouver le mot juste –, et je parviens difficilement à finir une phrase, aller au bout d'une argumentation. On a généralement l'impression que je ne participe à aucune conversation – par timidité, ignorance, arrogance, ivresse, ennui, endormissement… Il arrive même que l'on s'interroge sur ma présence. Voire mon existence.