vendredi 9 février 2018

Prison à perpétuité

José Ramón San José Ruigómez


...Les gens, quand on les invite, quand ils ont pris place dans nos fauteuils, nous précipitent dans nos propres gouffres. Ils nous attirent dans le temps passé, ils nous jouent enfance, jeunesse, âge mûr et cetera et nous précipitent en plein dans les choses auxquelles on croyait avoir échappé depuis longtemps. Mais, surtout, les gens nous attirent dans le temps passé. Ils se font sentimentaux. Les gens viennent chez nous, comme ils viennent dans ma baraque, pour nous, pour me détruire. En tous cas pour nous ridiculiser, tout comme, en fin de compte, le voiturier entre dans la baraque pour me ridiculiser. Ils frappent à la porte et, mortelle ignominie, nous renversent leur curiosité sur la tête. Je me dis, les gens entrent, l'innocence même, et, tout à coup, ils vous écrasent de toute leur terrifiante corporalité. Les gens demandent quelque chose d'accessoire, pour détourner notre attention vers cet accessoire, et, en même temps, ils arrachent le rideau qui cache votre propre saleté. Je crois que la mort frappe à la tempe, je dis « entrez », mais la mort n'ouvre pas la porte. Je pense : avoir vécu jusqu'au dégoût, il faut bien le dire. Et, c'est un fait, j'ai déjà si copieusement vécu que j'en ai tous les jours des nausées rien que d'y penser. Je sais compter, dis-je, je compte aussi bien qu'un bon commerçant, mais chaque fois seulement jusqu'à la limite où il n'y a plus rien à calculer. Souvent je prends place au milieu d'eux, les hommes, Monsieur, et je parle dans la langue de ces hommes, et j'ai mangé la même chose que ces hommes, bu la même chose, eu la même faim, la même soif, les mêmes intérêts et ainsi de suite, mais mon cerveau est différent. C'est dans l'isolement qu'il me faut être. Il est absolument insensé de croire que, quand on est comme moi, on pourrait renoncer à tout ce qu'on est et se fondre dans la masse. La masse a vite fait de découvrir la supercherie, et elle vous détruit, ou du moins elle fait tout pour vous détruire. La masse rejette impitoyablement un corps étranger, un être comme moi, qui lui est entièrement livré. Ma place n'est pas dans la masse, si j'en crois la masse, ma place est en moi-même, si je m'en crois. Comme la masse me rejette, je n'ai pas le choix : c'est en moi qu'il faut que je me cherche une mort, tant que cela m'intéresse encore. Car cet intérêt aussi a ses limites. Et ensuite ? Puisque la mort n'est pour moi qu'un substitut de la masse. Tout ce qu'on dit n'est que mensonge, c'est la vérité, Monsieur, les grands mots sont notre prison à perpétuité...

Thomas Bernhard, Watten, trad. Eliane Kaufholz

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